Faites-vous de la pornographie ?
La pornographie est une invention de la morale bourgeoise. Cette
expression juridique est un anti-mécanisme. Rien n'est sale ou
répugnant, Aux USA… certains mots de quatre lettres sont tout
simplement interdits. Je trouve ça vraiment ridicule. Tout est
combine entre politique et pornographie. La définition de
"porno" par l'"Establishment" touche aussi nos textes. Je refuse
maintenant de discerner ce qui est décent de ce qui ne
l'est pas.
Comment voyez-vous une
société nouvelle?
L'idéal serait une société sans gouvernement. Mais
je pense qu'il nous faudra attendre 500 ans avant d'être
mûrs pour cela.
Oue faire en attendant ?
Nous devons tout faire pour que ce gouvernement soit plus
démocratique, pour que la volonté du peuple soit
écoutée. La démocratie d'aujourd'hui est une
blague ; ses représentants ont perdu tout contact avec le
peuple. Certaines personnes de ce gouvernement ne s'occupent que
des affaires qui sont rentables pour eux-mêmes. Leur
intérêt personnel passe avant celui du peuple. Tout cela
devrait être aboli. Je n'ai aucune confiance dans le gouvernement
actuel. Je ne crois pas ses informations. Je sais qu'il ment et qu'il
continuera a tromper le peuple.
La situation est-elle
désespérée ?...
Pas forcément. Il y a urgence. Le peuple est en train de
découvrir son jeu. Le seul probleme est que personne n'a
encore proposé d'alternative sensée. Ce ne sont pas les
élections qui ont lieu tous les quatre ans et
auxquelles se présentent toujours les mêmes vieux qui
changeront quelque chose. En fait tout ceci est insencé.
Etes vous anarchiste ?
Chez moi, lorsque je suis libre ; mais au fond, je sais
que ça
ne marcherait pas. L'anarchie ne peut fonctionner avec un peuple
qui est loin d'être cultivé at civilisé et qui
souffre encore de la faim. Si ce n'est de la faim, c'est de cette aide
émotionnelle, qu'il ne reçoit pas. ll faut refuser cette
société désagréable et injuste. Mais on ne
peut pas dire d'un seul coup, "Voilà, vous êtes libres,
vous pouvez faire ce que vous voulez, il n'y a plus de gouvernement".
Ce n'est pas possible: les gens ne sauraient plus quoi faire et
s'entredévoreraient comme des bêtes. Il faudrait les
éduquer.

Est-ce encore possible ?
Ce serait l'idéal si
notre public était politisé et possédait une
conscience sociale: un public engagé, avec lequel il ne serait
plus utile de parler, et qui serait sensible à ce que nous
faisons, Mais, d'autre part, qui sommes-nous pour vouloir nous
attribuer un public qui ne fasse qu'un avec nous ? Il nous faut donc
éduquer peu à peu le public, faisant en sorte que cela
lui soit agréable.
Quel est l'avenir des Mothers of
Invention ?
Le ton change continuellement. Tout sera différent dans six
mois, il y aura encore un changement radical
Ce changement est-
définitif ?
Non. C'est l'expérience et la personnalité
du groupe qui
feront ce changement. Nous ne sommes plus des Teenagers, mais nous
sommes encore assez jeunes pour évoluer; dans le sens
émotionnel. Tout ce qui est nouveau, nous l'assimilons et on le
retrouve dans notre musique.
Cette nouveauté est-elle
uniquement émotionnelle ?
Pas forcément : notre technique musicale s'améliore
chaque jour. Au début nous avions des difficultés
à jouer en 5/8 ou en 7/8 ; aujourd'hui, cela ne nous gène
plus, notre technique est parfaite. Les morceaux que nous abordons
maintenant ont un rythme tellement complexe, qu'il est dur de les
écrire.
Répétez-vous
beaucoup ?
Le plus possible. Plus nous répéterons, meilleurs nous
serons. Actuellement nous nous rencontrons 4 à 5 fois par
semaine.
Etes vous satisfaits des moyens
techniques qui vous sont offerts?
Pour le moment nous essayons d'avoir notre propre studio. Aujourd'hui
même, j'ai prévu les plans d'équipement de notre
nouveau studio. Ce sera une technique d'avant-garde. J'ai beaucoup
d'idées pour l'avenir de la musique électronique.
J'aimerais que la science devienne un art. Le gros problème est
le prix des installations.
Votre musique ne risque-t-elle
pas, avec toutes ces expériences,
de perdre son contexte social, de devenir de l'art pour l'art ?
Au début. nous aurions pu être plus intransigeants avec
nous-mêmes. Mais j'ai d'abord cherché à rendre nos
idées accessibles, même si l'auditeur ne les comprend pas.
Jusqu'à maintenant nos textes étaient assez simples
pour qu'un idiot les comprenne, mais c'est la musique qui avait une
chance d'accrocher les intellectuels. Tout ceci est
équilibré de façon a intéresser
l'auditeur moyen.
Quel est le plus important pour
vous : l'expérience, ou la
société ?
Eh bien… Je suis compositeur, je préfère écrire la
musique. c'est ce qui m'apporte le plus. Mais je me sens en même
temps une espèce de responsabilité vis-à-vis de ce
qui doit être fait, vis-à-vis de la société.
Tant que celle-ci n'aura pas changé. J'aurai ce complexe de
culpabilité. Je crois fermement que ce que nous faisons en ce
moment est très utile, que notre musique est très
fonctionnelle.
Maintenant, vous avez votre
propre maison de disques ?
Oui : deux marques . Bizarre et Straight. Bizarre va être
diffusé par Warner Bros, et Straight par CBS.
Comment êtes-vous
financés ?
Nous avons reçu une première avance de
Warner Bros,
distributeur de nos disques, qui nous permit de produire nos premiers
disques Bizarre. Ils savaient que nous étions les seuls à
pouvoir faire cette sorte de musique.
Comment sont payés vos
musiciens ?
Ca dépend des contrats individuels.
Quelle est la quantité de
disques produits ?
ça dépend des albums : entre 70,000 et
100.000. Par
exemple, “Wild Man Fisher” 10.000 et “Uncle Meat “ 100.000.
L'affaire tourne bien ?
Oui, ce n'est pas une grosse maison de disques. Mais si l'on
considère le genre de musique et le marché restreint
quelle représente encore.. Nous n'avons rien gagné
non plus. Depuis 1968, il n'y a eu que des dépenses. Nous
n'attendons pas de gros bénéfices, mais pour l'instant,
nous on sommes toujours au stade des investissements.
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Vous avez quand même
réalisé quelques
bénéfices ?
Bien sur, il faut que notre firme tienne le coup et que notre programme
se réalise. D'ailleurs, ce n'est pas si mal de gagner un peu
d'argent, d'autant plus si on travaille dur. Je suis loin d'être
communiste !
Quel est votre programme ?
Nous avons un groupe qui s'appelle « Alice
Cooper
» que
j'ai entendu pour la première fois dans une cave. Ils
travaillent depuis longtemps ensemble, et personne ne se souciait
d'eux. C'est un mélange de « Jefferson Airplane
», de « Velvet Underground » et des «
Beatles ». |
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Il y a aussi le
dingue... ?
Wild Man Fisher... il est dingue. Malheureusement.
Il est
fou
parce que sa mère l'a mis à l'hopital psychiatrique quand
il était encore à l'école. |
Et maintenant il raconte
sa vie
dans ses chansons ?
Oui, et il explique pourquoi il pense être normal. C'est dur
d'écouter ça, ses chansons sont trop réalistes.
Et « Captain
Beefheart
» ?
On est copain depuis 12 ou 13 ans. Il a fait un
album chez
nous avec
son Magic Band. C'est un mélange de Blues et de Jazz
d'avantgarde : de plus, les textes sont bons. Sa musique est
très étrange et se dégage complètement du
Rock. Les structures sont interchangeables. Tout y est différent
des autres groupes, l’harmonie aussi bien que l'esthetique.
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Vous
êtes aussi copain
avec Lenny Bruce ?
C'était un grand comédien américain. Mais, l'album
réalisé n'est pas une comédie. C'est une
information sur les abus de la justice aux U.S A.
Qui sont les G.T.O.'s ?
Font-ils partie des "Groopies " ?
Oui, elles en font partie.
Vous êtes-vous
spécialement occupé de ce
phénomène ?
Oui, ça n'a rien de nouveau : on trouve partout ce
genre de
filles : certaines aiment beaucoup les routiers, d'autres
préfèrent les marins, les écrivains ou les
vedettes de cinéma... Les Groopies sont pour celles qui aiment
la Pop Music.
Est-ce sur un plan
érotique ?
Absolument. La plupart d'entre elles rêvent de
passer la nuit
avec le musicien ; et celles qui ont le plus de succès auront
leur chance. Les G.T.O's. qui sont californiens, parlent de tout
ça dans leurs chansons.
Pourquoi avez-vous fait un
disque avec eux ?
Je pensais qu'il était intéressant pour ces filles qui
habitent la province, de Pouvoir comparer leur vie a celles de ces
chansons.
Le disque qui raconte
l'assassinat de Kennedy a une étrange
pochette...
Il
y a un portrait de Kennedy sur la couverture; à
l'intérieur y a une carte des U.S.A datée de 1969.
Sur
cette carte sont indiqués les endroits où ont eu lieu des
assassinats et l'emplacement de tous les camps de concentration
américains. En-dessous il y a une carte de l'Allemagne en 1939
montrant les camps de concentration de l'époque. La comparaison
entre l'Allemagne d'alors et l'Amérique d'aujourd'hui est
claire.
Actuellement, vos seules
préoccupations sont les Mothers of
Invention et votre maison de disques, n'est-ce pas ?
Nous cherchons aussi a finir notre film "Uncle Meat ". nous
faudrait
encore 300.000 dollars et je n'en ai pour l'instant que le quart.
Ce film a-t-il un
intérêt commercial ?
Ce sera sans doute un grand succès que tous les
jeunes voudront
voir.
Y a-t-il des vedettes?
Oui, mais nous finançons ce film nous mêmes.
J'aimerais beaucoup le faire avec Rod Stelger.
Et la télévision?
Aux U.S.A, pour nous, c'est toujours le boycott, mais nous avons
beaucoup de demandes venant d'Europe.
Et la radio?
C'est pareil. Les rares choses intéressantes que j'ai pu faire
aux U.S.A. sont quelques conferences, quelques interviews à la
radio et quelques articles pour des revues assez importantes. Mais je
manque de temps pour écrire quelque chose
d'intéressant....
Est-ce vrai que les "Mothers of
Invention" sont morts ?
Ils ne sont pas tout à fait morts, mais ils ont une drôle
d'odeur (indistinctement).
Je n'ai pas très bien
compris...
Ça ne fait rien.
Que faites-vous maintenant ?
Jim Black a son propre groupe, Roy et Bunk aussi. lan et
Motorhead
travaillent avec moi sur un programme de télévision.
Pensez-vous retravailler avec un
groupe ?
Ça peut arriver, n'importe quand. Je n'en sais rien encore.
Ça ne m'intéresse plus de monter une formation. Ce que je
veux, c'est jouer avec mes amis. Je joue souvent avec Captain
Beefheart. A Londres, je joue avec un tas d'orchestres. J'aime jouer,
mais je n'ai pas besoin d'avoir mon propre groupe.
Les Mothers pourraient donc
rejouer une fois ensemble?
Pourquoi pas.
Pourquoi avez-vous alors
décidé de dissoudre les Mothers ?
Pour être libre de faire autre chose, la
télévision, notre film.
C'est donc une question de films
?
Exactement. Toutes ces tournées avec les Mothers
m'empêchaient d'être à Los Angeles.
Les réactions du public y
sont aussi pour quelque chose ?
Oui on effet. Mais la question de temps est la plus
importante.
Y a-t-il quand même
d'autres raisons ?
Oui, les voilà : les Mothers ne faisaient pas assez
de
bénéfices pour vivre comme une entreprise. Pour une
journée faite aux USA., nous avons gagné 10.000 dollars.
Ce n'est pas assez pour continuer alors que certains d'entre nous ont
une famille à nourrir.
Est-ce parce que le groupe est
trop nombreux ?
Oui, sans doute. Et la popularité de notre groupe
n'est pas
assez importante par rapport à celle des groupes de
variétés.
Vous devriez donc faire de la
variété ?
Non jamais ! Je n'en ai pas la moindre envie.
Mais était-ce la solution
de survie des Mothers ?
Peut-être, mais ça n'aurait plus
été les
Mothers of Invention.
Vous avez dit que les
réactions du public étaient une des
raisons de la dissolution.
Oui. c'est difficile de s'accrocher avec le public. Il
préfère s'amuser qu'écouter la nouvelle musique.
Je me
souviens de concerts
où le public était
enthousiaste.
Oui, mais c'était en Europe.
En effet : à Essen et
à Londres.
Avez vous assisté aux concerts américains ?
Non.
Voila, et nous jouons plus souvent aux U.S.A qu'en Europe.
Y'a-t-il une si grande
différence?
Oui, en Europe. on trouve un public capable de comprendre ce qu'on
appelle "Outside Music". Ici, le public ne sait pas quoi en faire
et refuse tout effort.
Que se passes-t-il avec les
disques que vous avez enregistrés ?
Douze albums des Mothers vont paraître. Nous essayons d'augmenter
leur diffusion avec l'aide de revues comme "Play-Boy". Ils vont former
un disco club des Mothers of Invention, avec un système de
souscription. La souscription peut s'étaler sur les 12 mois de
l'année pour les 12 disques.
Et la télévision?
Nous réalisons maintenant notre premier show
à la
télé. C'est une émission pilote nous pensons
vendre ensuite cette émission à d'autres organismes, si
elle est acceptée par le syndicat
Ça se passerai sans
censure ?
Oui, là c'est possible. Mais cette
possibilité n'existe
pas sur le réseau officiel où toutes les émissions
sont centralisées. Le réseau syndical, par contre, vend
ses émissions directement aux différentes stations. Et
les contrats de vente interdisent toute modification du spectacle. Le
public est plus restreint, mais le contenu de notre show est plus
intéressant ; se seront surtout des discussions
mêlées à la musique.
Quels sont vos autres projets ?
Le 26 avril, nous ferons un grand concert au Royal Albert
Hall de
Londres.
Qui jouerai avec vous?
Il
y aura un orchestre symphonique, de cent musiciens, quelques-uns de
nos solistes américains, peut-être quelques-uns des
Mothers mais pas tous.
Les compositions sont
déjà prêtes ?
Oui, surtout celles de l'orchestre symphonique.
Des compositions classiques ?
Non, pas exactement, c'est de la musique contemporaine.
Très différente de
la musique des Mothers ?
Oui, il y aura aussi quelques passages de l'album Lumpy
Gravy, mais
surtout des choses qui sortent de l'ordinaire, que l'on a jamais
entendues auparavant.
Quels sont vos projets en
cinéma ?
Nous devons faire un documentaire de deux heures sur les Mothers of
Invention, qui sera financé par la société
américaine "Filmways". Ce sera distribué
commercialement.
C'est peut-être l'espoir
de voir les Mothers se regrouper et
jouer ensemble.
Il
y a une chance en effet, mais très petite.
Quelles ont été
les réactions devant cette
séparation ?
Personne ne s'en est soucié. Le groupe n'était pas assez
important. Si les Beatles se dispersaient, ce serait autre chose.
Et pour vous, comment ça
s'est passé ?
Ça m'a fait quelque chose, mais je ne veux pas m'en plaindre.
Qu'y avez-vous perdu?
Ça c'est une toute autre et très longue histoire.
Vous ne voulez pas en parler ?
Non, non et non...

Propos recueillis par
Rolf-Ulrich Kaiser
Publication : Magazine
Actuel N°11 mai 1970
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