nterview qui suit date de 14 ans. A l’initiative d’un ami commun, le compositeur Carl Stone, je la réalisai au mois d’août 1989 et, à part une diffusion nocturne sur la Radio Suisse Italienne, elle peut être considérée comme étant inédite.


Zappa était encore sous le choc après une tournée artistiquement excellente mais financièrement ruineuse comme celle de 1988 (6 heures de concerts sur des CD officiels : Brodway The Hard Way, Make a Jazz Noise Here, The Best Band You Never Heard In Your Life et des morceaux éparpillés parmi les 6 volumes de You Can’t Do That On Stage Anymore).

Que Zappa fasse preuve d’une sensibilité à fleur de peau et soit enclin à la victimisation, ça, je le savais, mais celui que je découvrais en face de moi était un homme véritablement désabusé.
Au fur et à mesure que la conversation avançait, il m’apparaissait évident que Zappa semblait avoir perdu l’espoir et la motivation pour toute chose, mis à part son travail solitaire avec le Synclavier.

Comme nous le savons maintenant, c’est ce qui advint durant le peu d’années qui lui restaient à vivre ; il réussit juste à collaborer avec L’Ensemble Modern de Francfort, typique exemplaire d’institution européènne correctement subvensionnée et splendidement extérieure au marché, si loin de l’industrie du spectacle contre laquelle Zappa se battait férocement depuis toujours. Industrie dont il était la victime mais à laquelle il devait se plier malgré lui avec la dose d’ingénuité qu’il manque aux apologistes professionnels du libéralisme.

Et quand, vers la fin de la conversation, Zappa abandonne un instant le terrain musical, c’est pour exposer ses principes philosophiques et politiques, « Fairness and Practicality » en professant son intégrité anarchiste tout en exposant une forme de « free thinking », chère à certains neo-conservateurs américains issus de la Bulle Internet.

Tout cela est un peu contradictoire par rapport à l’aspect visionnaire de sa musique mais il est également vrai que ces aspects utopiques que beaucoup d’entre nous ont annexé affectueusement à la musique de Zappa ont été un peu forcé par la légende. C’est un prolongement impropre du « Freaking out », acte fondateur zappaïen de la part d’une génération dont l’adolescence se déroula il y a trente ans.

D’un autre côté - soyons conscients que nous sommes en 1989 - il y a un interviewer qui, naïvement, pour lacérer la toile de pessimisme qu’était en train de tisser la personne qu’il avait en face de lui, soutenait que malgré tout, en Europe, un compositeur pouvait vivre de son métier. Comme nous pouvons le constater aujourd’hui, ça ne devait plus durer très longtemps…

Nous avons surtout parlé des difficultés que rencontrait un artiste sérieux pour demeurer intègre tout en entretenant dans le même temps une certaine popularité : un autre paradoxe entièrement zappaien, car son investissement dans la recherche  de popularité était bien plus important qu’il ne le laissait croire.

Volontairement, l’entretien ne fut pas préparé à l’avance, mis à part 2 ou 3 questions ; je voulais que le personnage se révèle totalement sans être enfermé dans un cadre pré-convenu, et ce fut ainsi que cela se déroula.
Toutefois, je garderai toujours le grand regret de n’avoir pu faire une chose : au moment de nous quitter, après l’entretien, Zappa m’invita, peut-être pour ramener le discours à quelque chose d’essentiel et de plus positif - et parce que finalement « Music is the best », à revenir chez lui le lendemain car il souhaitait me faire écouter quelques bandes…Mais mon avion partait justement ce jour-là.


___________


-    Tu as déclaré que tu ne donnerais plus de concerts et que cela ne te manquera pas. Les raisons semblent être économiques puisque les deux tournées, celles de 84 et 88, se sont mal passées. Pourquoi ?

FZ :    Pourquoi ?
Parce qu’en 1984, nous n’avons pas fait le plein de spectateurs. En 88, par contre, on y est parvenu mais dans des lieux plus petits qui ne pouvaient pas contenir tout le monde. Même si tu remplis une salle de 3000 à 4000 personnes, tu ne parviens pas à amortir un groupe composé de 12 musiciens, comme celui de 1988. Nous avions un staff de 43 personnes, 5 camions, 3 autobus. Tout le monde a été payé et moi, j’ai du allongé 400 000 dollars de ma poche. Cela ne m’intéresse plus de faire ce genre de chose.
Qui paye ? Tout ce que je peux te dire, c’ est que c’est bien d’avoir beaucoup enregistré durant la tournée de 88, il y a beaucoup de bandes. Au moins, les gens pourront écouter sur CD ce groupe et tout le travail effectué, les arrangements dans leur meilleure version.
Mais pour le futur, je n’ai aucune intention de verser un seul centime de ma poche pour payer des musiciens pour qu’ils jouent ma musique, plus jamais de la vie.
Fini.

-    Ce qui signifie arrêter de composer ?

FZ :    Non. Je n’arrêterai pas de faire le compositeur, j’arrêterai de faire le crétin ! Lorsque les gens entendront cela, ils penseront : « comment est-ce possible de jeter autant d’argent par la fenêtre, l’équivalent du prix de 2 maisons, ou bien d’une maison et de quelques automobiles, juste pour emmener un groupe jouer de la musique ? » Et ils auront raison !! Comment puis-je continuer tout ça ?
(silence dépité).
Ce qui m’a découragé définitivement est que les personnes qui ont joué dans ce groupe n’ont pas réussi à apprécier  ce que j’ai fait ; pour eux, c’était juste un travail. Il y en avait juste deux qui comprenaient.
Après le dernier concert, à Gênes, sur les douze, neuf sont venus me voir dans la loge pour me dire : « Bien, au revoir »…Les trois autres qui étaient restés un peu plus de temps avec moi, et bien, je n’ai eu aucune nouvelle d’eux et depuis lors, je ne les ai plus jamais revu.
Nous avons fait des répétitions pendant 4 mois pour fédérer et synchroniser le groupe, 4 mois…. Sais-tu combien coûte un local pour répéter ? Juste la location de l’endroit, c’est 2 000 dollars par jour !
C’est beaucoup d’argent juste pour répéter ! Ensuite, tu rajoutes la note d’électricité et les systèmes d’éclairages afin que le régisseur lumières puissent faire ses essais, 1 000 dollars par jour ! Puis, tu dois payer tout le monde. 15 000 dollars par semaine pour répéter et 2 000 par jour pendant la tournée pour payer les musiciens. L’essence, la nourriture, les hôtels, les avions…

-    Ca a toujours été pareil, même avec les autres groupes ?

FZ :    Ce qui arrive maintenant est qu’un musicien qui est déjà dans le groupe depuis quelques temps exige d’être payé plus qu’un nouvel arrivant alors que la somme de travail est la même pour tous. De plus, lorsqu’il existe des disparités de traitement, en plein milieu de la tournée, arrivent les revendications…

-    Pour aller de l’avant, n’existe t’il pas un moyen d’obtenir un soutien extérieur ? Un sponsor, par exemple ?

FZ :    Je ne pense pas qu’il existe un seul sponsor qui puisse, comme pour une entreprise normale, prendre en considération l’espace d’un instant de financer ma tournée. Parce que ces gens-là aiment les groupes qui ne délivrent aucune interview ou messages polémiques.

-    S’agît-il de ce vieux problème du « manque de potentiel commercial » de ta musique ?

FZ :    Non. Le problème est strictement lié à ma personne. Moi, je n’ai jamais eu le moindre contact avec ces gens-là. La raison pour laquelle ils n’essaient même pas de me téléphoner est que…si je fais une tournée, je donne des interviews et la majorité des grands groupes n’en donnent pas. Partout où je vais, si quelqu’un souhaite me parler, m’interviewer, si j’ai le temps de le faire, je le fais, toujours. Et à chaque fois, on ne parle pas de mon dernier hit car des hits, moi, j’en ai pas. Alors, on parle de politique, des institutions, d’environnement, de toute sorte de choses, et je dis toujours ce que je pense. Si un sponsor finance ta tournée, ces choses-là, ils ne te laissent pas le faire car à ce moment-là, toi, tu représentes leurs produits. Voilà où se situe le problème…

-    Je pense qu’en Europe, la situation est différente, en ce sens qu’il existe une plus grande liberté…

FZ :    Tout ce que tu as à faire pour me convaincre que tu as raison est de me prouver que tout ceci n’existe pas. Prouve-moi qu’un artiste engagé qui fait des déclarations polémiques a réussi à trouver un sponsor sérieux. Moi, je n’ai pas de preuves du contraire.

-    Depuis quelques années, tu es en train de produire une série de CD sur lesquels figure une sélection anthologique de tous tes concerts depuis 1969. You Can’t Do That On Stage Anymore est un titre très emprunt de nostalgie, d’ailleurs la démarche dans son intégralité est nostalgique, tu sembles vouloir dire : « Ceci appartient à un temps révolu, lorsque donner des concerts était amusant, dorénavant, ce n’est plus possible »…

FZ :    C’est vrai que je ne peux plus me le permettre. Il n’y a rien à faire.
Il n’y a plus moyen de s’amuser.
Mais si j’assemble ces recueils qui présentent ce que le groupe a réalisé depuis toutes ces années, ça ne veut pas forcément dire que ce fut toujours amusant et plaisant ; il s’agit plutôt d’un « reportage », c’est comme faire du journalisme : voici comment était le groupe, il jouait comme cela, voici les blagues et les sketchs que nous faisions sur scène, etc…C’est un document historique, il ne s’agit pas de nostalgie.

-    Pour repartir en tournée, pourquoi ne pas envisager des projets moins ambitieux, différents, par exemple, tourner avec des groupes moins importants ?

FZ :    Voici un autre exemple : en 1984, le groupe était composé de 7 musiciens, nous avons fait une tournée de 6 mois ; j’ai du mettre 250000 dollars de ma poche, c’est à dire un peu plus de la moitié que pour le dernier groupe. Le groupe de 88 a bénéficié d’un accueil très enthousiaste dans le monde entier, il plaisait énormément. En somme, cela valait vraiment la peine d’acheter une entrée pour ces concerts. Mais c’est également une tournée que je ne pouvais pas me permettre. Je peux même affirmer que j’ai été complètement dingue de faire ça, mais au moins une fois, ça s’est passé et il existe les enregistrements qui en témoignent. Mais que cela doive arriver encore….Non !
La seule chose qui puisse me faire remonter sur scène est que quelqu’un d’autre paie. Moi, je ne peux plus.

-    Donc, aujourd’hui, personne ne peut se permettre le luxe de faire une tournée ?

FZ :    Cela dépend de ce que tu entends par « tournée ». Le terme de « tournée » comprend une quantité de trucs divers. Tiens, prends Tiffany par exemple. Pour Tiffany, faire une tournée, c’est faire du shopping, passer une bande enregistrée, danser un peu et faire semblant de chanter sur du playback. Et ça ce serait une tournée ?
Moi, en 1988, j’ai emmené une division entière. Techniquement, logistiquement, être capable de monter sur scène pour exécuter une musique telle que celle-ci est un problème technique énorme, complexe et coûteux. Maintenant, si tu as fait cela, que ça a plu au public, aux journalistes, à tous, comment est-il possible de revenir devant tous ces gens avec quelque chose de moindre ?

-    Alors, c’est terminé.

FZ :    C’est terminé pour tout le monde. Les gens doivent prendre conscience qu’un musicien qui joue en live doit être payé pour le faire parce qu’il a une famille, il doit manger, il a une maison, etc… Aujourd’hui, si un musicien ne gagne pas assez, que fait-il ? Et bien, il simule. Dans la majorité des spectacles qui tournent, il n’y a pas de musiciens qui jouent réellement ; tout est simulation, le reste, ce sont les éclairages qui le font. Nous sommes arrivés à la fin de la musique jouée en live.

-    Ton travail au Synclavier, a t-il un rapport avec cette situation ?

FZ :    Bah…Il me donne au moins la possibilité de continuer à faire de la musique, bien sûr pas en live, mais c’est de la musique quand même.
En 88, je l’ai utilisé en concert, parmi les autres instruments. Mais si je devais réellement partir en tournée accompagné uniquement d’un Synclavier, qu’est-ce que tu aurais ? Un homme et une machine ; l’homme presse sur le bouton et la machine démarre…Tu achèterais un billet pour un spectacle de ce genre ? Moi non. Ce serait comme partir en tournée avec une bande enregistrée.

-    Parlons de guitare. Il me semble que tu te sois exprimé avec beaucoup de modestie concernant ton rôle de guitariste… Souvent, tu as déclaré de n’être pas assez doué techniquement, et, aussi, tu as souvent insisté sur l’aspect blasphématoire et laid du son de la guitare, plutôt que de vanter sa beauté…

FZ :    En ce qui concerne l’aspect blasphématoire, j’ai déclaré que la guitare électrique est le seul instrument capable d’être blasphématoire pour la musique, je n’ai pas dit que je l’utilisais en tant que tel… Je peux le faire, mais je voulais dire que quelqu’un qui souffle dans un hautbois ne peux s’accorder autant de liberté. Il n’est pas dans mes intentions de jouer de la mauvaise musique pour guitare. Quant à l’habilité technique, c’est un fait, je suis capable de jouer ce que je pense, mais pas ce que j’écris et, pour cela, je confie la tâche à quelqu’un d’autre qui sait le faire.

-    Tu as souvent déclaré que ta musique est uniquement destinée au divertissement et tu as mis en garde ceux qui la considérait comme de l’art…

FZ :    Il ne me semble pas avoir dit que ma musique était faite pour l’écouter en fond sonore [ce n’est pas vrai ; sur la couverture d’Apostrophe, on pouvait lire : « for dining and dancing pleasure »], en tout cas, l’intention est de divertir, oui. Aujourd’hui, dans la musique dite d’Art, le sérieux est trop omniprésent, tu te retrouves face à des morceaux trop longs, trop ennuyeux et trop laids. Lorsque le compositeur a atteint quelque chose d’ARTISTIQUE, cela devient une musique qui n’offre pas grand chose à celui qui l’écoute. Moi, j’ai une autre approche. Même si la plus grande majorité des gens n’aime pas ce que je fais, ceux qui apprécient ma musique se divertissent ; ils ne consomment pas ma musique parce que c’est de l’ART mais parce qu’ils y prennent du plaisir.

-    Ne penses-tu pas que ceci est un « understatment » ou bien est-ce une manière de réactiver et d’éduquer à l’appréciation de la Musique ?

FZ :    Non, c’est un fait. Suppose que j’écrive sur la pochette : Attention, ceci est de l’ART ». Si quelqu’un pense que c’en est, d’accord, mais l’intention n’est pas celle-là. Mon souhait est que les gens se divertissent à écouter ce que moi je me suis amusé à faire.

-    Mais pourquoi mettre en garde explicitement le consommateur en lui disant : « Attention, ceci n’est pas de l’ART » ?

FZ :    Ca, c’est ce qui était écrit sur l’album de mes musiques dirigées par Boulez. Je savais quels genres de critiques allaient me tomber dessus ; et je savais même que ceux qui s’étaient procuré Apostrophe, Overnite Sensation ne l’achèteraient pas. J’imagine que n’importe quel compositeur a besoin de savoir que sa musique est considérée comme étant de l’ART, et qu’il veut être considéré comme un artiste avec un grand A. Moi, je n’en ai pas besoin. Je n’ai pas besoin que quelqu’un qui écrit dans un journal vienne me dire que je fais de l’Art ou pas. En ce qui me concerne, c’est une préoccupation inexistante.

-    Tu t’es souvent plaint de la critique, principalement parce que les critiques de rock ne connaissent pas la Musique. Mais que dis-tu de ceux qui sont extérieurs au rock, ceux qui s’occupent d’autres genres, au moins, ceux-là connaissent la Musique même s’ils n’ont pas une opinion favorable de la tienne…

FZ :    Ceux qui suivent mon travail sont toujours les mêmes. Le critique du New York Times n’écriera jamais sur l’un de mes disques rock puisqu’il ne l’écoutera même pas, il n’est pas payé pour ça. Le seul qu’il critiquera est celui de Boulez, d’ailleurs, c’est le seul sur lequel il a écrit. Ce genre de critique aurait écrit tout autre chose si le disque en question avait été réalisé par quelqu’un qui n’aurait jamais eu de contact avec le rock. Tu dois comprendre que cette musique n’a pas été écrite par un type ayant sa chaire dans une université mais plutôt par un type qui a sa place dans les vestiaires d’un gymnase. Tu dois aborder cette musique d’un autre point de vue afin de comprendre quelles ont été les motivations pour l’écrire car ce n’est pas la typique musique d’Art académique.
Donc, il n’existe pas un critique de rock qui connaisse suffisamment les techniques de composition et l’histoire de la Musique, comme il n’existe aucun critique sérieux qui connaisse assez le rock pour comprendre ce que je fais. Tout ce qui s’écrit au sujet de ma musique est erroné et incomplet.

-    Pourtant, il me semble qu’aux U.S.A. les musiciens de ces dernières générations sont plus ouverts et disponibles que les européens ; ils ne se limitent pas seulement à un genre musical et ont des expériences croisées.

FZ :    Dans la musique ethnique, dans le Jazz, oui. Tu me parles de compositeurs qui travaillent dans des genres différents, mais existe t’il des critiques suffisamment cultivés et armés pour décrire ce qu’ils écoutent au public qui, in fine, probablement n’écoutera jamais ces musiques.

-    Alors, parlons du public. Pour qui écris-tu cette musique ?

FZ :    Avant tout, pour moi. Ensuite, pour des gens qui ont les mêmes goûts que moi.

-    Penses-tu qu’il existe des gens qui apprécient toutes ces choses si différentes que tu écris ?

FZ :    Peu. Mais il y en a. Fondamentalement, mon public se divise en quatre catégories : celui qui trouve les paroles des chansons amusantes, celui qui aime les soli de guitare, celui qui apprécie tout ce qui se rapproche du rock et pour finir, celui qui apprécie les choses plus étranges.

-    As-tu un souci pédagogique pour chacune de ces catégories afin de les amener doucement vers une appréciation globale de ta musique ?

FZ :    On peut le concevoir, mais il ne faut pas le statuer. Une des façons de le faire est de composer un disque sur lequel une chanson serait basée sur des paroles amusantes, une autre comporterait des choses intéressantes sur le plan guitaristique et une autre serait un morceau compliqué pour des oreilles averties. Le résultat est un album que le critique de rock moyen qualifiera de « dispersé ». Compris ? J’ai réalisé beaucoup de disques « dispersés » et je continuerai d’en faire car pour moi toutes les musiques ont un rapport les unes avec les autres. Toutes sont LA MUSIQUE.

-    En Europe, un compositeur peut vivre de sa musique. Il obtient des subventions, par exemple…

FZ :    J’ai eu des offres de subventions, beaucoup. Mais aucune n’était suffisante pour ce que je fais. Combien penses-tu qu’il faille pour écrire une pièce de musique ? Quelqu’un t’appelle et t’offre 10 000 dollars. Si tu es un compositeur qui débute, c’est fantastique, mais moi, je ne le suis pas, débutant, et je ne peux pas perdre des mois de ma vie à écrire une pièce pour 10 000 dollars seulement. Pense juste à ce qu’il te reste après avoir payé les copistes…

-    Je voulais dire qu’en Europe, c’est différent. Il existe des stations de radio, des théâtres, qui permettent à un compositeur de travailler et de vivre…

FZ :    Je suis content pour eux, c’est la seule façon de garder en vie la musique.
Aux U.S.A., c’est une autre histoire. Tu dois te rendre compte que ma note d’électricité s’élève à 2 000 dollars par mois et puis, j’ai un technicien, un assistant pour l’ordinateur, deux secrétaires chez moi. Comment puis-je faire pour arrêter tout ce que je suis en train de faire pour travailler trois mois sur quelque chose qui ne m’apportera rien ?

-    Ce que tu es en train de me décrire est une situation désespérée…

FZ :    Non, pas désespérée car je continue à écrire de la musique. Le problème est de trouver le chemin qui puisse amener ma musique jusqu’aux oreilles des gens qui veulent l’écouter. Le système économique me confine dans une certaine manière de faire de la musique, je veux dire que je suis dans l’obligation de faire de la scène et d’employer des musiciens qu’il faut payer, à qui il faut acheter ou louer des instruments, réserver des salles de répétitions, pour toucher les gens. De plus, tu dois inévitablement t’entourer d’une énorme équipe qui suive la tournée, c’est une opération colossale qui requiert un investissement financier énorme. Je ne peux plus écrire de la musique pour ce type de prestations. Je vais de l’avant avec le Synclavier, je peux faire ce que je veux et ainsi régler ma facture d’électricité…
Ceci étant, une fois écrite, l’unique façon d’écouter cette musique est de la mettre sur un disque. Mais si je le fais, étant donné le type de musique que cela représente, ça ne passera jamais à la radio ou sur MTV et personne ne saura jamais que ce disque existe à moins de dépenser beaucoup d’argent pour faire de la publicité car tu es à l’extérieur du système et des deux formes primordiales de promotion qui sont la radio et la télévision. Donc, tu dois acheter des espaces publicitaires.
En outre, étant donné qu’il ne s’agit pas de rock, je ne touche que la plus infime partie de mon public, celle qui s’intéresse à ce que je réalise au Synclavier.

-    Cette situation a t’elle toujours été celle-ci, le public s’est-il toujours comporté de la sorte ou était-ce mieux avant ?

FZ :    Les divisions au sein du public ont toujours été les mêmes. La différence est que, dans le passé, il était possible de faire ce genre de musique. Aujourd’hui, c’est devenu économiquement impossible. Dorénavant, ceux qui veulent consommer ma musique doivent oublier quelque rapport que ce soit avec des êtres humains, car ils sont trop coûteux.

-    Quelle est la destinée de ton travail au Synclavier ?

FZ :    Le but reste d’écrire de la musique ; on peut le faire avec un crayon ou une machine. Ce qui change, c’est qu’avec le crayon, tu es obligé de payer pour que des musiciens la jouent. Mon choix de travailler avec le Synclavier n’a pas de rapport avec tout ceci puisqu’aucun être humain n’est capable de jouer la musique composée à l’aide cette machine. Alors, pourquoi ne pas se spécialiser en cela ?

-    Parlons de ta façon de travailler en tant que compositeur. Par exemple, le plus souvent, lorsque tu as une idée, cette idée apparaît-elle déjà de manière aboutie, pour ne pas dire déjà orchestrée ?

FZ :    Pas toujours. Avec le Synclavier, presque jamais.

-    Tu utilises le Synclavier comme tu utilises un piano ?

FZ :    Je peux aussi faire ça, mais je l’utilise principalement pour écouter ce que j’écris. Je suis le compositeur, l’arrangeur, l’orchestrateur et le directeur.

-    Je cherche à comprendre quelle différence il existe entre écrire pour un groupe de rock et le reste.

FZ :    Avec un groupe de rock, tu trouves difficilement le format bien adapté. Tu sais plus ou moins quelle sera la longueur du morceau parce que tu sais qu’il est destiné à un certain type de public. Le public consomme ce type de musique à condition que les dimensions soient réduites ; tu ne peux pas écrire des symphonies pour ces gens-là !

-    Pas des symphonies, on peut trouver une solution médiane...

FZ :    Ce public ne parvient pas à demeurer intéresser par un thème musical au-delà de 7 minutes, tu ne peux pas aller plus loin. La durée de deux minutes et demi - trois minutes est celle qu’ils préfèrent. Ils veulent un événement achevé dans cet espace réduit parce qu’ils ont été éduqués à cette durée par la radio, etc… Pour eux, ça c’est une chanson ! L’exception pourrait être Stairway to Heaven, qui dure 9 minutes car c’est une chanson épique.
Le morceau le plus long que j’ai écris est Billy The Moutain : 22-23 minutes, mais il y avait toute une chorégraphie, il était divisé en plusieurs sections, il y avait un récit et tout un tas d’autres choses. Ce qui peut rallonger les morceaux au-delà des 3 minutes, c’est l’instrumental, avec des soli. A condition que le solo n’excède pas les 3 minutes et qu’il n’y ait pas plus de 3 soli dans le morceau parce qu’autrement, le public se met à penser qu’il n’a pas bien dépensé son argent, que tu as joué juste un morceau ! Compris ? Même si c’est 20 minutes de la plus grande improvisation de ta vie, ils penseront : « ils n’ont pas joué assez de morceaux durant le spectacle » !.

-    Dans le passé, le public du Rock et celui du Jazz étaient distincts. Je continue de parler avec mon point de vue d’européen, mais il me semble qu’aujourd’hui, ces deux publics ont tendance à se mélanger.

FZ :    Seulement en Europe, pas aux U.S.A. La très grande majorité du public qui se rend aux concerts de Rock ne vont pas écouter ceux de Jazz. J’ai un grand respect pour les européens, je me sens proche d’eux, je pense que certaines de mes attitudes sont plus européennes qu’américaines. Mais ce qu’il est difficile de comprendre pour un européen, c’est à quel point les choses sont différentes ici. Ca te semble évident parce que tu vis sur le Vieux Continent et que tu as ton point de vue européen mais tu ne te rends absolument pas compte que certaines choses que tu as en Europe n’ont jamais existées dans ce pays. La conception même de la Musique de la part des gens de ce pays est totalement étrangère à votre compréhension européenne.
Nous, lorsque nous faisons une tournée, nous devons préparer deux spectacles totalement différents : un pour les U.S.A. et un pour l’Europe. Pour moi, c’est un soulagement que de venir en Europe parce que j’y trouve une réceptivité et une disponibilité pour la musique que je joue. Le public européen écoute les pièces instrumentales, les soli et ne pense à aucun moment qu’il est en train de se faire rouler parce les morceaux durent 15 minutes. Aux U.S.A., c’est une autre affaire ; ici, ils veulent une chanson, l’une après l’autre et il faut s’arrêter entre les morceaux de manière à ce qu’ils puissent crier, sauter et puis, hop ! Envoyez une autre chanson ! C’est comme si un compteur était en train de tourner : « combien de chansons vaut mon billet ? ». Mais nous, on ne s’arrête pas d’une chanson à l’autre, ni ici, ni ailleurs.

-    Autre chose qui concerne l’Europe, c’est un autre sujet. Il s’agit des vieux malentendus qui entourent tes prises de positions politiques. Le public européen n’a pas actualisé tes idées à celle qu’il se fait de toi. Depuis longtemps, tu brandis haut la bannière de l’anti-américanisme et cette attitude s’est ancrée dans les esprits, de telle manière, qu’aujourd’hui, en Europe, on ne comprend pas bien tes positions actuelles.

FZ :    Je n’ai pas de contrôle sur cela. Je pense qu’il existe un certain nombre de malentendus sur moi en Europe. Certains qui me suivaient depuis le début appartenaient à l’extrême gauche et moi je n’appartiens pas à l’extrême gauche, eux pensaient que oui.

-    Si on fait abstraction de tes idées politiques, c’est la morale qui se dégage de ton travail. Penses-tu parvenir, en Europe, à faire passer tes idées à travers la musique en passant par les paroles de tes chansons ? Par exemple en changeant les styles, en adaptant les références de manière à communiquer au public européen ce que tu déclames au public américain…

FZ :    Non, parce que mes références sont américaines et non pas européennes donc, ne connaissant pas toutes les subtilités de l’Europe parce que n’étant pas européen moi-même, il m’est difficile de toucher le public européen en changeant ces références.

-    Soit. Les références du Rock sont communes. Ce qui est local est difficile à comprendre, d’accord.

FZ :    Voilà. Celles qui sont communes, l’auditeur peut les reconnaître, il sait distinguer le Heavy Metal et le Country&Western et moi je peux les exploiter car il les connaît, tout comme pour ceux qui sont venus aux U.S.A. et qui savent quelle musique passe dans les hôtels ou les cocktails. Mais il existe tout un tas de subtilités qui décidemment, n’appartiennent pas au langage universel.

-    Ne penses-tu pas que tes idées politiques peuvent être transportées ailleurs ?

FZ :    Certaines, oui. Je peux le faire, bien sûr parce que les deux bases de ma conviction sont le RESPECT et le SENS PRATIQUE. Et ceci vaut pour n’importe quel pays si on laisse tomber toutes les idéologies qui gravitent autour. Si tu veux un gouvernement qui fonctionne, il faut que TOUS les citoyens se préoccupent - en ayant le droit de vote pour le faire - que ce qui lui est proposé soit correct et pratique. C’est en cela que ma conception de la politique est universelle.

-    A propos d’U.S.A., de culture américaine, il me semble que tu n’aimes pas être considéré comme « un compositeur américain ».

FZ :    Non, ça ne me va pas. Attention, je n’ai jamais eu honte d’être américain mais le fait est que les mots « compositeur » et « américain » ont une étrange connotation, ici, lorsqu’ils sont accouplés. La définition pourrait être le suivante : « un type qui écrit de la musique qu’il ne parvient pas à faire jouer » et la raison pourrait être : « on ne la joue pas car elle n’est pas bonne parce qu’américaine ». Compris ? C’est ça ce que « compositeur américain » signifie ici.
Aux U.S.A., si quelqu’un - et il en existe quelques uns - souhaite consommer de la grande musique composée, c’est toujours de la musique « exotique » qui provient de l’autre côté de l’Atlantique, de l’Europe où là-bas, on sait ce que composer veut dire, depuis des milliers d’années !
La base d’une composition américaine, c’est un type qui écrit une pièce pour orchestre avec au milieu, un xylophone. Jette un œil à l’histoire de la Musique des Etats-Unis depuis le début du XXème siècle et écoute les grands compositeurs américains,il y a toujours un xylophone quelque part…. C’est pathétique !
Je suis heureux d’être américain, à 100 %. Peut-être que tu es orgueilleux d’être italien et pourtant il doit exister des choses que tu n’approuves pas de la part de ton gouvernement avec lequel tu souhaites prendre tes distances. Les gens ne sont que des gens. La politique et les gens sont deux choses différentes mais lorsque tu penses à une personne d’un autre pays, ce que tu vois c’est la politique de son pays. Les gens, tu ne les connais pas, tu as seulement vu leurs chefs à la télévision, tu as lu ce qui est écrit dans les magazines, qui sont toujours remplis de merde ! Il n’y a rien de mal à être américain. Ce qui est sûr, c’est qu’il y a les mauvaises personnes au gouvernement !


-    Après tout, il existe un important filon authentiquement américain, non académique, une contre-tradition faite de personnages tels que Ives, Partch, Cage, Nancarrow, qui démontrent comment on peut être un artiste dans une nation dépourvue d’histoire de l’art séculaire.

FZ :    Je n’ai jamais pensé que pour être un artiste, il fallait faire partie de la tradition académique. On n’a pas besoin d’une école ou d’un certificat pour faire de l’Art ; cela voudrait dire perdre des années de ta vie et une fois à l’extérieur, que fais-tu ? L’unique chose que t’offre un diplôme est la possibilité de réintégrer l’institution pour y enseigner. Non, merci. Rien de tout ça n’a de rapport avec l’Art, ni avec le divertissement. J’ai une position fondamentalement critique vis à vis de l’Académisme car jusqu’à présent, je n’ai rien vu d’intéressant en sortir.
Il existe un point de vue général qui soutient que l’art d’un musicien avec ses papiers en règle est le meilleur !



Venerio RIZZARDI - 2003
Traduction :
JL Portella