e n’était pas en tournée ni pour promouvoir son dernier disque que Frank Zappa était cette fois-là à Paris, mais pour présenter son nouveau film, « Baby Snakes ». Un film à propos de gens qui font des choses qui ne sont pas normales. Dans sa version intégrale de près de trois heures (qui devrait être ramenée ici à deux heures environ, « Baby Snakes» met en scène Zappa, bien sûr, mais aussi une bonne partie des Mothers, de Terry Bozzio à Warren Cucurullo, du vétéran Roy Estrada à la petite Diva Zappa.
Parfait prolongement de l’oeuvre discographique du Sicilien, « Baby Snakes» n’est pas seulement un film pour fans inconditionnels, mais aussi une excellente introduction à l’univers et à la folie zappaiens. Donc un film fou, fou, fou, qui permet au responsable de l’animation des petits personnages en pâte à modeler, Bruce Brickford, de laisser courir son imagination débordante de perversions visuelles et autres, jusqu’à étonner le réalisateur lui-même.
a deuxième heure du film est consacrée dans sa quasi-intégralité à la retransmission d’un concert. D’un intérêt cinématographique peu soutenu, c’est tout de même l’occasion de voir Roy Estrada, compagnon des premières aventures, reprendre une version très théâtrale de « Sexually Aroused Gas Mask ». Mais la vraie vedette c’est le public, ici très complice, qui n’hésite pas à monter sur scène pour se livrer sous la férule du dompteur Zappa à d’abominables sketches.
Neuf ans après «200 Motels s, voici donc un nouveau monument de celluloïd qui, en dépit de son découpage en deux parties et de quelques longueurs, deviendra vite un classique du film musical. «Baby Snakes», ce n’est pas tout à fait un film, ce n’est pas tout à fait un concert: c’est tout juste du Zappa…
Après la projection, c’est un Zappa new-look, cheveux courts et fringué comme un minet, qui répondit à nos questions.



FRANCIS VINCENT & JEAN-MARC BAILLEUX — Que penses-tu des gens normaux ?
FRANK ZAPPA — Les gens normaux ont besoin des gens pas normaux. Sans les seconds, la vie serait bien ennuyeuse. Je crois que la normalité peut être guérie. Sans déviation, il n‘y a pas de progrès possible, et inversement, Les gens pas normaux ont besoin de gens normaux, Ils se complètent par contraste.

F.V. & J-M. B. — Qui a produit le film ?

F.Z. — C’est moi. J’ai tout payé de ma poche. J’ai eu des contacts avec Polytel, ils ont visionné environ vingt minutes, Ils étaient enchantés, voulaient bien le financer, mais exigeaient en retour les droits sur mes disques pour le monde entier. C’était tout à fait possible, je n’avais pas encore signé pour CBS (en dehors du continent américain). Mais ils n’offraient pas assez, et je ne voulais pas mettre en péril ma carrière musicale pour le film. J’ai donc multiplié les concerts pour le financer. Il m’a coûté cinq cent mille dollars.

F.V. & J-MB. — Qui est Bruce Brickford, qui fait les animations ?

F.Z. — C’est un des mes fans sorti du rang. Nous nous sommes rencontrés après mon premier film, en 1971. Il a commencé à travailler avec moi en 73, et c’est lui qui animait «A Token 0f My Extreme». (Le court-métrage diffusé il va quelque temps par la télévision.)

F.V. & J-MB. — Une musique de film bientôt?

F.Z. — Non, ce n’est pas possible: j’ai déjà un autre album de prêt. Mais CBS ne veut rien avant septembre, car les précédents albums marchent bien, Nous avons eu trois albums dans les charts avec « Sheik Yerbouti » et les deux « Joe ‘s Garage ». Sans parler de « Bobby Brown », qui est resté en tête des hits en Scandinavie pendant plusieurs mois. Une des raisons aussi qui font que mes disques se vendent mieux est que CBS en assure mieux la promotion que les maisons de disques précédentes.

F.V. & J-MB. — La vidéo, comment la conçois-tu ?

F.Z. — Pour moi, la vidéo est une extension de ma pratique musicale, En outre, je m‘intéresse aussi aux nouvelles techniques, comme le vidéo-disque par exemple. J’aimerais travailler dans ce secteur, mais il me faudrait de l’argent pour tout ça. Tout ce que je peux faire pour l’instant, ce sont des projets que je ne peux réaliser moi-même, faute de moyens. Il y aura peut-être un film sur « Joe’s Garage » si je trouve de l’argent. Je voudrais commencer dès demain…

F.V. & J-MB. — Il y a permanence d’un thème dans tes films, c’est la vie quotidienne des musiciens. Tu parles de ça et, en quelque sorte, tu en fais la démonstration par l’image...

F.Z. — Oui, c’est sans doute que je connais un certain nombre de choses sur le sujet. Je préfère parler de choses que je connais ou comprends. Je ne voudrais pas faire un film sur les pilotes de course, parce que je ne connais rien à tout ça. Et n’en ai rien à faire non plus. De la même façon, je ne pourrais pas en faire un sur les footballeurs... Je ne connais que les musiciens.

F.V. & J-MB. — Revenons à tes dernier disques. Avec des chansons comme «Bobby Brown» et «Don’t Work For Yuda », tu sembles retourner à tes amours pour la musique noire et le rhythm and blues...

F.Z. — J’aime ça, tous ces trucs... Mais il est difficile de trouver des chanteurs pour ce genre de musique. En fait, c’est devenu presque impossible depuis que ce style est passé de mode, et on ne peut trouver des gens qui veulent chanter comme ça. Il me faut donc chercher un peu partout des gens capables de le faire.

F.V. & J-MB. — Tu avais Roy Estrada et Ray Collins...

F.Z. — Oui, mais Roy est maintenant dans un asile. S’il a de la chance, il sortira en avril et je le prendrai pour enregistrer. Mais II y est resté presque deux ans, aussi... Quant à Ray Colins, il est chauffeur de taxi et sa voix est dans un très mauvais état. Il a eu des problèmes de drogue.

F.V. & J-MB. — Jouais-tu dans des groupes du style «Ruben And The Jets » quand tu étais au lycée ?

F.Z. — Pas exactement comme « Ruben And The Jets»: les groupes dans lesquels je jouais sonnaient presque bien. (Sourire sardonique.)

F.V. & J-MB. — Tu as quitté la batterie pour la guitare à dix-huit ans. Pourquoi ?

F.Z. — Jouer de la guitare représentait pour moi la possibilité de composer instantanément, mais j’ai en fait commencé à jouer de la guitare parce que j’aimais le blues.

F.V. & J-MB. — C’est important pour toi, le blues ?

F.Z. — J’ai toute une collection de disques de blues. Une grande collection, même, de cette musique que j’aime vraiment beaucoup. J’en apporte toujours avec moi en tournée, pour écouter sur la route ou à l’hôtel.

F.V. & J-MB. — Parle-nous du lycée de San Diego. Comment percevais-tu le rhythm and blues, le jazz?

F.Z. — Je détestais le jazz. Je pensais par contre que le rhythm and blues était merveilleux. Dans mon lycée, il y avait une grande séparation entre les gens qui aimaient le jazz et ceux qui adoraient le rhythm and blues. Il y avait des bagarres. Parce que ceux qui aimaient le jazz disaient aux autres: la musique que vous aimez, c’est de la merde !

F.V. & J.-M.B. — Quel genre de jazz était-ce ?

F.Z. — A cette époque, c’était Howard Rumsey and his Lighthouse All Stars. Et des trucs du genre « Martians Go Home » de Shorty Rodgers. (Rires.) Comment pouvions-nous aimer ça?

F.V. & J-MB. — Oui, mais quand tu montres ton intérêt pour Eric Dolphy, tu ne peux pas dire que tu détestes complètement le jazz.

F.Z. — J’aime Eric Dolphy non parce qu’il fait du jazz, mais parce que j’aime ce qu’il fait. Il pourrait faire du country and western que je m‘en moquerais, puisque j’aime ça. Tu sais, j’essaie d’apprécier les choses pour ce qu’elles sont... Je n’aime pas les tendances ou les mouvements et toutes les choses de ce genre, parce qu’il y a toujours un truc intéressant, pris individuellement, mais jamais tout. C’est comme en pop-music, quand les punks sont arrivés: il y a une ou deux chansons que j’aime bien, mais le reste, je n’en ai vraiment rien à faire.

F.V. & J-MB. — C’est surtout une étiquette ?

F.Z. — C’est plus une excuse pour s’habiller de façon surprenante qu’un réel mouvement musical.

F.V. & J-MB. — Quand on parle de tes influences jazzy, on cite souvent Ayler, Coltrane, Mingus. On dit que tu aimes beaucoup Mingus...

F.Z. — C’est tout à fait vrai mais j’aime aussi Thelonious Monk, les premiers enregistrements de Wes Montgomery, avant qu’il ne mette des cordes partout... Il n’y en a pas tellement, finalement. J’aime certains disques de Coltrane, j’ai un Albert Ayler. Deux disques d’Archie Shepp, aussi. En fait, je n’écoute pas tellement de jazz, et surtout pas ce qui se fait en ce moment, parce que ce n’est rien d’autre que du disco. Ils veulent faire du disco compliqué. Si je veux écouter du disco, je préfère écouter Diana Ross et Donna Summer.



F.V. & J-MB. — Les quatre derniers disques publiés par Warner («  In New York », « Studio Tan », « Sleep Dirt » et «Orchestral Favorites ») étaient-ils constitués des enregistrements destinés à sortir en coffret ?

FZ. — Oui.

F.V. & J.-M.B. — Tout ce que devait contenir le coffret a été publié ?

FZ. — Oui. J’ai beaucoup d’autres bandes de ces séances, mais tout ce que j’avais sélectionné pour le coffret est dans les quatre disques.

FV. & J-MB. — Pourquoi le projet n’a-t-il jamais vu le jour dans sa forme originelle ?

F.Z. — Warner n’a fait aucune promotion, Les disques sont sortis sous les plus affreuses pochettes que j’aie vues de ma vie, sans aucune information, parce que Warner n’avait légalement pas l’autorisation de les publier. Warner n’avait pas de licence, aucune information d’édition, aucun crédit pour les musiciens; personne ne savait qui jouait sur quoi. En fait, cela s’est passé ainsi: j’avais encore un an et demi de contrat avec Warner, je leur devais quatre albums. Mon contrat stipulait que lorsque je leur remettais une bande, ils devaient me remettre un chèque. Je suis arrivé un matin avec mes quatre albums et j’ai réclamé mon argent et ma liberté. Ils ont pris les bandes, les ont publiées et ne m’ont jamais payé. Ni chèque, ni royautés. C’est une grosse perte qui m’a beaucoup gêné pour travailler.

F.V. & J.-M.B. — Tu es en procès avec Warner ?

F.Z. — Oui, c’est en cours.

F.V. & J.-M.B. — Peux-tu nous donner quelques informations sur ce qui aurait dû être le projet initial ? Le découpage en quatre albums, la sélection des titres pour chacun, l’ordre des morceaux te satisfait-il?

F.Z. — D‘abord, je livre toujours à la maison de disques un produit fini. Je veille personnellement à la réalisation des pochettes, ce que je n‘ai pu faire que pour le premier Sorti, le « Live In New York »; ensuite je suis tout le processus jusqu’à la gravure, je fais moi- même les ultimes corrections et l’équalisation finale, de façon à obtenir exactement le son que je désire. Pour aucun de ces disques je n’ai pu faire ce travail. On ne m’a même pas prévenu de la gravure. Le son est gâché, alors que la musique est bonne. Ça me rend fou de voir de la musique mal gravée et emballée dans des pochettes horribles.

F.V. & J-MB. — Envisages-tu de republier un jour l’ensemble proprement ?

F.Z. — Quand l’affaire sera jugée, j’espère récupérer mes bandes et sortir le coffret prévu initialement. En fait, ça a été une monumentale erreur de la part de Warner de refuser de sortir le coffret. A l’époque où je leur ai livré les bandes, ce n’était pas encore la « crise du disque ». Il y avait un grand coup de marketing à faire, le coffret aurait fait beaucoup de bruit, beaucoup plus de bruit avec une telle quantité de musique publiée d’un seul coup et promue comme un événement sans précèdent qu’avec des disques séparés et sortis le plus banalement du monde. C’eût été plus intelligent de leur part. Ils auraient certainement vendu plus de coffrets que d’aucun des disques séparés. Mais ils avaient à l’époque des problèmes beaucoup plus importants que moi, comme sortir un nouveau Fleetwood Mac. Tu sais, quand on a ce genre de projet en cours, il est difficile d’accorder la moindre attention au reste. Je ne vends pas dix-sept millions d’albums, donc je ne vaux pas la peine qu’on s’attarde, qu’on s’occupe de ce que j’enregistre, qu’on me laisse un an et demi en studio et qu’on me laisse dépenser un million deux cent mille dollars pour un seul album. Quand on a sur son label un artiste qui monopolise de tels moyens et réclame ce genre de chiffres, il faut veiller au grain. En comparaison, ce que je fais n’a pas de sens pour eux en termes de business; ils se disent juste: « OK, sortons ces petites merdes et voyons ce qui se passe. »

F.V. & J-MB Avec le coffret, avais-tu l’intention de réaliser une sorte de panorama musical, une somme de tout ce que tu es capable de créer en musique ?

FZ. — Oui. Imagine un peu dans la même boîte « The Black Page », « Redunzl », « Filthy Habits », « Sleep Dirt » des morceaux live, d’autres avec grand orchestre. Si tu aimes la variété dans une certaine qualité, c‘est assez excitant. Ça l’est beaucoup plus si tu maintiens les contrastes d’une plage à l’autre, comme dans le « Live In New York » que si tu découpes le tout en tranches et en catégories. Mon  idée était que quelqu’un de musicalement ouvert pourrait entendre s’entrechoquer et se superposer des genres diamétralement opposés dans un ensemble où aucun d’eux ne serait plus particulièrement mis en valeur. C’était ça, le projet du coffret.

F.V. & J-MB. — Quel était l’orchestre que tu as utilisé pour les morceaux en grande formation de «Studio Tan» et «Orchestral Favorites » ?

F.Z. — C’était un orchestre essentiellement constitué de musiciens de studio de Los Angeles.

F.V. & J-MB. — Des musiciens classiques ?

F.Z. — Tu sais, les musiciens de studio de LÀ. sont capables de jouer n’importe quoi, des jingles pour Pepsi Cola aux symphonies de Mozart. Ce sont juste des « musiciens à louer ».

F.V. & J-MB. — Combien étaient-ils ?

F.Z. — Quarante, y compris Terry Bozzio à la batterie.

F.V. & J-M-B. — Envisages-tu de tourner avec un grand orchestre ?

F.Z. — Pourquoi crois-tu que j’ai apporté ces partitions ? C’est parce que j’essaie de les faire jouer.

F.V. & J-MB. — Je veux dire: vas-tu essayer de tourner avec la musique d’« Orchestral Favorites », par exemple ?

F.Z. — Cela revient au même. En fait, c’est impossible de « tourner » avec un grand orchestre. D‘abord parce que cela coûte trop cher; ensuite parce qu’il est extrêmement difficile de trouver un son correct en dehors du studio. Ajoute à cela que les salles européennes sont répugnantes.

F.V. & J-MB. — Pourquoi alors un musicien estimable comme toi accepte-t-il d’y jouer ?

F.Z. — Je n’ai pas le choix. Peut-être y a-t-il de bonnes salles, mais elles sont ou trop petites, ou fermées au rock. Montre-moi une bonne salle qui contienne dix mille personnes, et j’y joue demain. La France est le pays du monde où les salles de concert de rock sont les plus dégueulasses. Tu dois comprendre que pour un musicien c’est un acte de dévouement que de venir jouer en France.

F.V. & J-MB. — Mais prends Leonard Bernstein, qui peut lui aussi attirer dix mille personnes. Il est venu récemment à Paris et il a joué plusieurs jours dans des salles de deux mille places...

F.Z. — D’accord, examinons le cas de Leonard Bernstein. Combien de roadies a-t-il ? Aucun ! Combien de musiciens dans son groupe ? Zéro ! Il dirige l’orchestre local. On lui paie son cachet, son billet d’avion, sa chambre d’hôtel, c’est tout. Quand je voyage, j’ai vingt- six personnes sur la route, vingt-six salaires, vingt-six bouches à nourrir, sans parler de l’équipement. Les coûts que cela implique m’interdisent complètement de jouer dans des salles de deux mille places.



F.V. & J-MB. — Pourquoi changes-tu si souvent de musiciens ?

F.Z. — Parfois j’en change, parfois ils décident de faire autre chose. Ils gardent leur place aussi longtemps qu’ils le désirent, aussi longtemps qu’ils aiment ce qu’ils font.

F.V. & J-MB Tes relations avec Terry Bozzio semblaient musicalement excellentes, pourquoi a-t-il quitté le groupe ?

F.Z. — Il est parti. Il a fait partie du groupe pendant trois ans, puis il a décidé qu’il voulait être une Rock’n’Roll Star en lettres capitales, Il a rejoint UK pendant un an et demi. Quand Eddie Jobson et Terry Bozzio étaient tous les deux dans mon groupe, ils étaient les meilleurs amis du monde. Dans UK Eddie était le patron, et en plus il y avait deux Anglais et un Américain qui lui servaient d’esclaves. Terry ne l’a pas supporté. Il est parti.

F.V. & J-MB. — Mais n’y a-t-il pas quelque part une volonté résolue de ta part de changer de temps en temps d’équipe ?

F.Z. — Mets-toi à ma place: à chaque fois que je change un musicien, il faut que je forme le nouveau venu. Cela prend beaucoup de temps et coûte beaucoup d’argent. Ce serait plus facile et plus rentable pour moi de garder toujours le même groupe. Seulement, je ne peux pas garder quelqu’un qui n’est pas complètement dévoué à son travail. S’il a l’esprit ailleurs, je n‘en veux plus: il y a trop d’excellents musiciens qui rêvent de prendre sa place. Je reçois des cassettes, des partitions, des lettres de musiciens du monde entier, et ce parce que j’ai le seul groupe important reconnu partout et existant depuis Iongtemps que n’importe qui peut rejoindre s’il en a la capacité. J’auditionne tous ceux qui se présentent, et je suis le seul à offrir une telle opportunité. Il n’y a aucun moyen d’entrer dans Led Zeppelin. Les musiciens le savent. C’est une bonne chose qu’ils sachent aussi que ma porte n’est jamais close, il y a des gens qui m’ont sollicité plusieurs fois sans succès, jusqu’à ce que leur moment vienne. Prends Craig Steward, par exemple: il est venu auditionner à l’époque de « Roxy & Elsewhere ». Il était déjà excellent, mais il ne pouvait pas apprendre ses parties assez vite, pas aussi vite que George Duke et les autres, il nous ralentissait. Je lui ai dit: « Rentre chez toi, travaille et rappelle-moi dès que tu te sens prêt, » C’est ce qu’il a fait, et maintenant il est dans le groupe.

F.V. & J.-M.B. — Autrefois, tu citais quelques musiciens avec lesquels tu souhaitais travailler. Y a-t-il des musiciens que tu inviterais à rejoindre le groupe ?

F.Z. — Personne de connu. J’aurai toujours du plaisir à jouer avec Aynsley Dunbar... et George Duke, aussi.

F.V. & J-MB. — Comment expliques-tu que bien des musiciens n’ont jamais été meilleurs que lorsqu’ils travaillaient avec toi ?

F.Z. — Rien ne remplace la DISCIPLINE, et c’est la première chose que n’importe quel musicien doit apprendre en entrant dans le groupe: la discipline. Je ne parle pas de punitions, seulement du respect du travail collectif. Tu dois connaître pas mal de musiciens. As-tu remarqué que ce sont les gens les plus fainéants du monde ? Ils ne font jamais ce qu’on leur demande à temps, parce qu’ils sont fainéants comme des couleuvres. Ils croient que l’univers va les combler de ses bienfaits parce qu’ils sont si super. Et ils se trompent. Car si on veut faire un disque ou une tournée, il faut commencer par beaucoup travailler, répéter, repousser ses limites. Si on n‘est pas capable de faire cela tout seul, il faut que quelqu’un vous y contraigne. C’est tout ce que je fais. Je demande aux musiciens de faire des trucs qu’ils n’ont jamais eu l’occasion de faire auparavant; et s’ils veulent continuer avec le groupe, il faut qu’ils réussissent. C’est comme ça que ça marche. Après cela, lorsqu’ils partent ils se disent: « Enfin libre, plus de discipline, je vais enfin être super de nouveau. » Et ce qui se passe, c’est qu’ils sont super et qu’ils ne font rien. Parce qu’il n’y a plus personne pour les inciter à s’épanouir. La plupart d’entre eux arrêtent de progresser en quittant le groupe.

F.V. & J-MB. — Revenons à Mingus. On te trouve en général au moins un point commun avec lui: la même façon de travailler avec les musiciens, la même rigueur dans le travail orchestral...

F.Z. — Je ne suis pas un expert de Charlie Mingus, je ne connais pas ses habitudes, mais il y a une ou deux choses que j’ai entendu dire; notamment que la discipline l’amenait à boxer ses musiciens pour les foutre dehors. (Rires.) Je n’ai jamais touché un de mes musiciens pour m’en séparer. (Rires.)

F.V. & J-MB. — Tu aimes les responsabilités ?

F.Z. — Bien sûr. Je suis mon seul employeur.

F.V. & J-MB. — Mais est-ce par choix ou par obligation ?

F.Z. — Quand quelqu’un te finance, à moins d’être dans un domaine spécialement organisé de façon à éviter que cette personne n‘intervienne dans la réalisation des projets, tu te trouves toujours dans une situation paradoxale où le sponsor a un droit de regard sur ce que tu fais. Donc, pour moi, il est préférable que je me finance moi-même pour que personne n’ait à me dire ce que j’ai à faire. Je prends l’entière responsabilité financière et artistique de tout ce que j’entreprends. C’est mieux ainsi.

F.V. & J-MB. — Même si cela te prend cinq ou dix ans de plus ?

F.Z. — J’ai eu ce genre de dilemme. Mais je pense que les gens qui sont intéressés par ce que je fais préféreront toujours connaître ce que moi j’ai voulu faire plutôt que ce que mon producteur m’a fait faire.

F.V. & J-MB. — As-tu toujours agi ainsi ? Est-ce que tous les disques que tu as réalisés l’ont été à l’abri de toute ingérence extérieure ?

F.Z. — Pas les trois premiers, que Verve a pas mal censurés. Ensuite, j’ai fait ce que je voulais.

F.V. & J-MB. — N’as-tu jamais réalisé certains disques, comme «Chunga’s Revenge» par exemple, en vue de financer d’autres projets («  200 Motels») ?

F.Z. — Non, dans ce sens qu’il est impossible de considérer aucun de mes disques comme capable de financer quoi que ce soit, (Rire.) Surtout publiés et promus par Warner Bros. En plus, la plupart de mes disques ont toujours eu des destins commerciaux très inégaux, même d’un pays à un autre. Certains sont de gros succès dans un pays et des flops complets ailleurs. « Chunga’s Revenge » a marché très fort en Italie et en Thaîlande, « Waka Jawaka » et « Grand Wazoo» ont fait de gros scores en Finlande, « Fillmore East » et «Just Another Band From LA. » ont été disques d’or en Australie.»



F.V. & J-MB. — A propos de «Uncle Meat », tu as parlé quelque part de l’influence de Colon Nancarrow...

F.Z. — (étonné) Vous ne le connaissez pas ? C’est un compositeur qui vit à Mexico, mais il est né dans le Kentucky. Il écrit des musiques pour piano qu’il est humainement impossible de jouer. Aussi fait-on appel à une machine, tellement c’est compliqué. Il y e beaucoup de canons bizarres et de structures étranges.

F.V. & J-MB. — J’ai lu que tu aimais « la nourriture avec beaucoup de cayenne et la musique avec beaucoup de dissonnances». C’est une bonne définition de ta musique, mais pourrais-tu nous donner des détails sur ta méthode de travail. Dans la pratique, comment composes-tu ?

F.Z. — La plupart du temps en tournée. J’ai toujours mon cartable, avec du papier à musique. J’ai une heure à attendre dans un aéroport, je sors mon papier, je le pose sur mon cartable et j’écris. J’écris à l’hôtel, dans l’avion, dans les coulisses... Quand je reviens de tournée, je mets tout cela en ordre: je joue certaines sections au piano, je fais des corrections, je structure des morceaux et je les orchestre.

F.V. & J-MB. — Quelle formation as-tu eue ?

F.Z. — J’ai fréquenté les bibliothèques et écouté des disques.

F.V. & J-MB. — Cela parait tout simple !

F.Z. — C’est tout simple. Si tu ne prends pas les choses ainsi, tu vas au conservatoire. On te dit « lis ce livre ». Ce n’est pas nécessaire de se payer des études si c’est pour en arriver là, Autant aller directement au fait. Vous voulez voir des partitions ?

F.V. & J-MB. — Et comment ! (Moment émouvant où le Maître mande son garde du corps quérir deux monumentaux cahiers reliés format mammouth et contenant l’orchestration intégrale pour guitare, percussions et orchestre de cent huit musiciens de quatre grands oeuvres « Bon In Dacron », «Sade Jane », « Mo’n Herb’s Vacation» et « Voööol », morceaux de bravoure au destin confus. « Sad Jane» devait être interprété par l’Orchestre Philharmonique de Vienne sous la direction de Frank, mais le projet dut être abandonné faute de subsides (encore), la TV autrichienne refusant de payer les droits réclamés pour l’enregistrement de l’événement, Frank a depuis confié l’ensemble au responsable du catalogue classique CBS pour qu’il le fasse parvenir à Pierre Boulez. Mais il paraît aujourd’hui plus probable que les oeuvres soient montées par le London Symphony Orchestra. Affaire à suivre...)

F.V. & J-MB. — Lorsque tu envoies des partitions à l’IRCAM, n’est-ce pas que tu cherches à te faire accepter de l’intelligentsia culturalo-contemporaine ?

F.Z. — Non. Si j’envoie des partitions à Boulez, c’est qu’il est plus qualifié que moi pour les diriger. Ce n’est pas pour avoir sa bénédiction ou une bonne note comme pour un exercice scolaire, mais parce que ce sont des partitions difficiles et qu’il est un excellent technicien de la direction d’orchestre.

F.V. & J-MB. — Etait-ce pour la même raison que tu avais envoyé «200 Motels» à Zubin Mehta ?

FZ. — Oui. A moins de consacrer le reste de mes jours à apprendre à diriger un orchestre classique, il vaut mieux que je loue les services de quelqu’un qui a les aptitudes mécaniques et la formation pour le faire à ma place.

F.V. & J-MB. — Que penses-tu du pirate qui a été enregistré à l’occasion du concert de «200 Motels» avec le LA. Philharmonique dirigé par Zubin Mehta.

F.Z. — Je ne l’ai jamais entendu.

F.V. & J-MB. — Tu as souvent fait des références explicites à la musique contemporaine sur tes pochettes. Tu es un grand admirateur de Varese, entre autres. Te soucies-tu d’obtenir quelque sorte de reconnaissance de ce « milieu culturel»?

F.Z. — Pas du tout. Car le public pour cette musique — si elle a un public — n’a aucun lien avec la plus grande part de ce que je produis.

F.V. & J-MB. — Mais ne crois-tu pas que beaucoup de ceux qui achètent tes disques sont aussi ceux qui achètent Varese ou d’autres contemporains ?

F.Z. — S’ils le font, c’est souvent parce que c’est moi qui ai attiré leur attention sur ces musiciens, non pas par simple curiosité. Malgré tout, je crois qu’il y a aujourd’hui un marché beaucoup plus large parmi les jeunes pour la musique contemporaine que jamais auparavant. Il y a de plus en plus de gens qui recherchent autre chose qu’Eagles ou Linda Ronstadt, un son nouveau, une plus grande liberté. Cependant, le public habituel de la musique contemporaine reste beaucoup trop constitué d’intellectuels qui discutent mathématique et non musique après chaque concert. Ceux-là, il ne m’intéresse pas spécialement de les atteindre.

F.V. & J-MB. — Pourtant, tu es le seul à le faire dans le domaine de la musique dite « populaire ». Beaucoup de tes fans sont des « intellectuels du rock».

F.Z. — Peut-être en France. Mais c’est très différent d’un pays à l’autre. Et puis je parlais de ce type d’intellectualisme qui mène à un cul-de-sac. Quand on prend une idée musicale et qu’on la sophistique au point qu’elle n’existe plus musicalement, comment peut-on y trouver le moindre plaisir ? Cela devient un jeu purement abstrait et vide de sens.

F.V. & J-MB. — Cependant, certaines sections de « Gregory Pecary » sont aussi complexes et sophistiquées que bien des morceaux de musique intellectuelle.

F.Z. — Et alors ? L’important, c’est que cela n’empêche pas les kids d’aimer « Gregory Pecary ».

F.V. & J-MB. — Evidemment, mais alors pourquoi Varese, que tu aimes, ou Penderecki ont-il tant de mal à se faire apprécier par le plus grand nombre ? N’est-ce pas simplement parce qu’ils ont une fausse image ?

F.Z. — Je ne sais pas. Personnellement, l’« image » me concerne peu. Quand j’écoute de la musique, je ne me préoccupe pas d’où elle vient mais seulement de savoir si elle est bonne ou pas, si elle me plaît ou non.

F.V. & J-MB. — Qu’écoutes-tu plus particulièrement dans ce domaine ?

F.Z. — Je possède à peu près tout Penderecki mais je n‘aime pas tout inconditionnellement. J’aime surtout sa musique pour orchestre, bien que mon oeuvre préférée soit son opéra « Les Diables de Loudun ». J’aime aussi le concerto pour violoncelle. J’ai tout ce qui a été enregistré de Varese, et j’aime tout sans exception. J’ai une grande collection de Stravinski 90 % de ce qu’il a composé. Ce que j’aime par dessus tout, c’est « L’histoire du Soldat » (E.F.D.T.), plus particulièrement « La Marche Royale » (l’indicatif de l’émission « Six Huit » sur France Musique le soir): c’est exactement ce que je cherche en musique. J’aime naturellement les grands ballets, « Le Sacre du Printemps », « Petrouchka », « L ‘Oiseau de Feu » et «Agon ». Je n’aime pas trop la période néo-classique, ni ses dernières oeuvres sérielles (à part «Agon »). J’aime Takemitzu...

F.V. & J-MB. — Te considères-tu comme un musicien de rock ?

F.Z. - Je suis COMPOSITEUR. Un compositeur qui ne compose pas qu’avec des notes. Quand je forme un groupe, je crée une sculpture vivante de personnalités qui, entre autres choses, jouent des notes de musique. Tout ce que je fais, je le fais en termes de composition. Composer, c’est organiser les événements suivant certaines structures. On peut le faire avec des notes de musique, avec des idées, des objets. Tu prends ce plateau, tu mets la tasse et la cuillère ici, c’est country & western; tu les mets là, c’est soft rock. Tu as saisi ?

F.V. & J-MB. — Qu’arrive-t-il après l’interdiction complète de la musique ? Y a-t-il un Acte IV à « Joe’s Garage» ?

F.Z. — Il n’y a pas d’Acte IV. Je pourrai changer d’avis, mais pour l’instant il n’y a pas d’Acte IV.

F.V. & J-MB. — Alors quoi d’autre ?

F.Z. — J’ai déjà terminé un disque en public. Mais je ne sais pas si ce sera le prochain à sortir, car la prochaine sortie est prévue pour septembre et d’ici là j’ai le temps d’enregistrer des tas de choses.



F.V. & J-MB. — Qu’est devenu le musico des Sixties qui n’avait aucun potentiel commercial ?

F.Z. — Tu sais, commercialement je ne vaux toujours pas grand-chose si tu mets la barre à dix-sept millions d’albums.

F.V. & J-MB. — Combien pèses-tu ?

F.Z. — Environ six cent mille dans le monde.

F.V. & J-MB. — Pourquoi as-tu coupé tes cheveux ?

F.Z. — Parce que j’étais fatigué de répondre aux questions sur les Années 60 et que j’en avais dans la bouche quand je mangeais.

(Propos recueillis par FRANCIS VINCENT et JEAN-MARC BAI LLEUX.)
Parution : Rock & Folk, n°161 de juin 1980.