
New
York, j‘ai rencontré Frank Vincent Zappa, leader du
groupe le plus controversé des Etats-Unis, les Mothers of
Invention. Leurs deux premiers albums 33 tours, «Freak Out !
» et «Absolutely Free », sont des best-sellers en
dépit d’un barrage systématique sur la
quasi-totalité des antennes américaines. Partout
où ils passent en public c’est le scandale, parce qu’ils
attaquent pêle-mêle le gouvernement américain, la
société américaine en général, la
vie sexuelle de la citoyenne américaine en particulier, les
hippies et les disciples du LSD, la mauvaise pop music et le
creamcheese, cette pâte incolore, inodore et sans saveur qui,
outre- Atlantique, est supposée remplacer le fromage. . . La
seule chose qu’ils respectent : la musique ; pas une musique
harmonieuse et délicate, mais plutôt un mélange de
free jazz, de musique électronique, de musique contemporaine. De
quoi épouvanter les oreilles non averties...
Cependant je tiens à souligner que les huit Mothers of Invention
sont les musiciens qui m’ont le plus impressionné pendant mon
séjour de deux mois et demi aux USA. Voici les confidences de
leur leader, Frank, une des personnalités les plus
extraordinaires que j’aie jamais rencontrées dans tout le
show-business...
 rank, vous terminez en ce moment un spectacle qui
dure depuis environ
cinq mois ici à Greenwich Village, au Garrick Theatre. Vous et
les Mothers êtes originaires de la Californie et vous avez
toujours vécu là-bas. Quelle impression cela fait-il
à un indigène de la West Coast de vivre cinq mois
consécutifs à New York ?
u début,
j ai beaucoup apprécié la
différence de pression policière qui existe sur un
individu entre New York et Los Angeles. La police est relativement
meilleure à New York, mais la ville est si sale que je crois que
c‘est certainement l‘un des endroits les plus sales au monde.
l faut
dire que la police à Los Angeles est assez
épouvantable !
ui, exactement
comme sous le régime nazi en
Allemagne...
Il me semble qu’à San Francisco, par contre, la situation est
plus libérale, les rapports entre la jeunesse et les forces de
l’ordre sont un peu plus décontractés ?
h ! la situation
est à peu près identique entre New York
et San Francisco. Appelez cela plus libéral si vous voulez ! En
réalité l‘état de choses en ce qui concerne
l‘activité de la police aux États- Unis est plutôt
effrayant à l‘heure actuelle. Je pense que les étrangers
qui de nos jours visitent les grandes villes américaines sont
souvent stupéfaits de ce qu‘ils voient et des actes de violence
dont ils sont les témoins.
elon
vous, a quoi se limite l’activite normale d’un agent de l’ordre
public ?
n agent de
police est ici aux États-Unis l‘employé d‘un
des divers Etats. Il a un supérieur qui lui donne des
instructions et ce supérieur a des opinions et des attitudes qui
bien souvent sont très éloignées de l‘esprit de la
loi. La lettre et l‘esprit de la loi sont deux choses bien
différentes. Les chefs de la police américaine ont une
interprétation assez spéciale de ce qu‘est la loi et de
ce qu‘elle devrait être dans certaines communautés. Dans
la rue, l‘agent de police a tendance à porter des jugements de
valeur sur les jeunes aux cheveux longs, sur les membres de
minorités raciales et son attitude en est complètement
déformée...
L’esprit de la loi et son
application pratique, je crois que partout
dans le monde il y a une différence énorme entre les
deux...
e ne connais pas
encore beaucoup d’autres pays dans le monde, mais
j‘espère que la situation est meilleure. Il y a quelques
semaines, j’ai passé trois jours à Londres et à
Copenhague et là-bas tout a l’air si paisible, tranquille,
propre et agréable en comparaison de la vie à New York...
ous
allez bientôt faire une tournée en Europe,
qu’attendez-vous de ce voyage ?
h bien ! tout
d‘abord je veux me rendre compte exactement s‘il y a une
véritable barrière linguistique et dans quelle mesure les
gens pourront comprendre ce que nous faisons. J’espère que ce ne
sera pas trop décevant ; je ne pense pas que notre public
européen comprendra immédiatement ce que nous jouons,
nous essaierons d‘expliquer le plus possible afin que l‘auditoire ne
soit pas laissé trop dans l‘obscurité. Vous n‘avez pas en
Europe les mêmes situations sociales qu‘aux États-Unis et
la majorité de nos chansons sont écrites à propos
de situations sociales qui n‘existent qu‘aux États-Unis. En
conséquence nous allons passer beaucoup de temps a formuler des
explications...
n est
toujours étonné lorsque l’on apprend que les
Mothers of Invention ne font pas de la musique
psychédélique. En fait, vous n’aimez pas du tout cette
appellation. Pourquoi ?
a manière
dont on utilise la musique
psychédélique aux États-Unis est purement
frauduleuse. Je vais d‘ailleurs vous dire une chose : j‘ai l‘intention
de me servir de cette fraude ! Le terme psychedelic est une marchandise
d’emballage. C’est l’équivalent d’un nom de marque sur un papier
de savon. L’appellation psychedelic représente toute musique
qu‘une maison de disques américaine essaie de rendre commerciale
et vendable à un marché de très jeunes adolescents
attirés par une forme bizarre de rock’n roll. Toute musique un
peu étrange et qu‘on ne peut pas bien classifier sous
l’étiquette rock ou R’n B ou folk-rock sera placée sous
l‘indication psychedelic. C‘est tout simplement de la fraude... Maintenant, à
Londres, j’ai été
très étonné de découvrir des groupes qui
jouent vraiment de la musique psychédélique. J’ai vu
là-bas le Pink Floyd et j'ai écouté des disques
d’un groupe dénommé Tomorrow et je pense qu ils sont
vraiment excellents. . . Il y a une chose bizarre qui se produit
lorsque les Anglais s‘intéressent à la musique
américaine... comme à l‘époque où les
Rolling Stones ont commencé à jouer du rhythm‘n blues. .
. ils avaient écouté de vieux disques de rhythm‘n blues
américains et avaient essayé de copier ce style, sans le
vouloir ils ont ainsi débouché sur une manière de
jouer qui est devenue vraiment « les Rolling Stones ». Nous
retrouvons la même chose avec la musique psychedelique ; les
groupes anglais ont cru qu’aux Etats-Unis il existait une musique
psychédélique ; ils y ont cru, ont essayé d‘imiter
ce qu’ils avaient entendu sur les disques, et enfin de compte ce sont
eux, et non les Américains, qui ont trouvé le
véritable idiome psychedelic. . . J’en suis d’ailleurs
très content parce que ces deux groupes — le Pink Floyd et
Tomorrow — sont tout à fait exceptionnels.
’ai
moi-même entendu le Grateful Dead et Big Brother et je dois
avouer que leurs chansons ne sont pas vraiment avant-gardistes. C’est
simplement du rock, souvent d’ailleurs influencé par le country
& western...
a n‘est
même pas du rock, c‘est une forme très
faiblarde de rhythm‘n blues ; voilà des musiciens qui essaient
de prouver au monde q’ils ont beaucoup de soul, ils essaient
très fort de chanter comme des Noirs, mais ça ne marche
pas !
es
Mothers of Invention, dans quelle catégorie pourrait-on les
classer ? Est-ce du rock, de la musique électronique, de la
satire sociale, du free jazz ? Comment vous, Frank Zappa,
définissez-vous votre groupe?
e pense que nous
faisons « de la musique contemporaine »,
c’est à dire une forme artistique qui est liée à
notre environnement social actuel. Ce que nous jouons peut
difficilement être classifié comme du rock’n roll; si on
doit nous définir, avant tout je pense que nous sommes non-rock.
Notre matériel musical est en grande partie dadaïste, le
reste comprend toutes les choses bizarres et inexplicables qui se
déroulent sur la scène pendant le spectacle. Il y a un
certain nombre d‘événements que nous ne pourrons jamais
enregistrer parce que, pour les comprendre, il faut en être les
témoins visuels directs. Nous effectuons en scène des
gestes et des mouvements physiques qui parfois tiennent de la
chorégraphie, parfois arrivent volontairement, parfois sont de
purs accidents et parfois impliquent une participation de l‘auditoire.
Des choses très étranges se sont passées sur la
scène du Garrick Theatre ici à New York ; ainsi l‘autre
soir une fille est montée sur la scène, elle devait
mesurer environ 1,50 m et elle avait les cheveux totalement hirsutes.
Mes cheveux sont déjà assez libres, mais les cheveux de
cette personne étaient vraiment incroyables.
Une jeune fille d‘à peu
près 18 ans, avec des lunettes
noires, des sandales, portant deux sacs à provisions et une
flûte. . . Donc elle grimpe sur la scène, dépose
ses sacs à provisions, se colle la flûte dans la bouche et
de toute évidence subit une attaque épileptique devant
les spectateurs absolument médusés. Naturellement, nous
ne l‘avons pas arrêtée, c’était assez
extraordinaire... Elle est restée là environ une
demi-heure, quand elle eut fini nous nous sommes dit bonsoir, elle est
repartie et personne dans le public ne savait plus quoi faire...
st-ce
que votre musique est proche du happening ? Vous-même
avez-vous déjà pris part à des happenings ?
ui, notre
musique est en permanence un happening. Chaque show est
différent. Les chansons demeurent relativement les mêmes,
mais leur ordre est sans cesse bouleversé, elles s‘imbriquent
les unes dans les autres ou se suivent sans temps mort. Il nous arrive
de jouer trois quarts d’heure consécutifs sans nous
arrêter. Souvent le public reste hypnotisé et à la
fin des morceaux il en oublie d‘applaudir. . . Personnellement je n‘ai
pris part qu‘à un seul happening, c‘était à UCLA
en Californie. J’avais amené quelques-uns de mes enregistrements
privés.
arlant
d’enregistrements, vous venez de terminer un 33 tours de
musique d’avant-garde dont vous êtes le compositeur et le chef
d’orchestre, pour Capitol...
on, au
départ ce devait être pour Capitol, et puis MGM
(qui sort les disques des Mothers aux Êtats-Unis) a eu peur que
Capitol gagne trop d‘argent et leur a racheté l‘album complet.
et
album s’appelle « Lumpy Gravy » ?
’est un ballet
musical, il n y a aucune chanson.
ous en
avez écrit la musique. Depuis combien de temps
écrivez- vous ?
epuis
l’âge de 14 ou 1 6 ans…
otre
principale influence a été la musique
électronique et la musique contemporaine. Qui
spécialement ?
 arèse,
Boulez, John Cage, Stockhausen, Stravinsky, Bartok,
Schönberg. Je pense que dans le domaine de l‘orchestration
Varèse est le maître. Sa manière de combiner les
instruments était très scientifique. Certains instruments
associés ensemble produisent des sur tonalités qui ont
une vie bien à elles si elles sont traitées correctement
dans un environnement sonore. Varèse, dans ses partitions,
donnait des instructions aux musiciens pour que ceux-ci poussent leurs
cuivres jusque dans leurs retraites les plus profondes afin d‘obtenir
ainsi des structures totalement inharmoniques.
ui
d’autre admirez-vous aussi parmi les compositeurs vivants ?
travinsky et
Boulez. Stockhausen également.
ous
avez entendu parler des travaux du « Groupe de recherche de
l’ORTF » à Paris ?
’ai peu suivi
leurs travaux jusqu‘à maintenant, mais dès
que j’aurai le temps, je veux écouter les dernières
oeuvres de Xenakis qui, m’à-t-on dit, sont assez extraordinaires.
ourquoi
les jeunes n’achètent-ils pas des disques de Iannis
Xenakis ?
’est
peut-être parce que pour l’instant on ne leur propose que
les Monkees ? Ecoutez, si on mettait autant d’argent dans la promotion
de Xenakis qu‘on le fait pour les Monkees, les teenagers
achèteraient les disques de Xenakis.
ls les
achèteraient peut-être, mais y comprendraient-ils
grand- chose ?
ous croyez
qu‘ils comprennent l‘affaire Monkees ? Qu‘ils comprennent
les Monkees — et je n‘entends pas seulement leur musique ! Qu’ils
comprennent que des businessmen gourmands quelque part dans un bureau
s‘assoient et imaginent diverses manières d‘enfoncer dans la
gorge du teenager moyen un produit manufacturé, qu‘il le veuille
ou non, de retourner sa manière de penser par des
méthodes secrètes dont nous ignorons même la nature
?
ans le
cas des Monkees, il faut dire que les jeunes Américains
sont assez poussés par leurs parents...
h bien, est-ce
que la bénédiction des parents excuse
quoi que ce soit ?
t du
point de vue philosophique ? Vous vous rattachez au mouvement
provo, je crois ?
ui,
malheureusement, il n‘existe pratiquement pas de mouvemen t provo
aux Etats-Unis. Et d’apres ce que je comprends, c’est en train de
mourir à Amsterdam aussi maintenant...
u’est-ce
qu’un love-in ou un be-in pour vous ?
 n love-in est un
événement
très dramatique,
suivant lequel une bande de teenagers, parfois d‘adultes, souvent
d‘attardés mentaux, se réunissent dans un endroit public
et prétendent s’aimer les uns les autres ; afin de prouver au
monde que l’Amour existe encore, en fait pour se prouver à
eux-mêmes que l‘Amour existe toujours. Mais aucun d’entre eux n’y
croit vraiment et je pense qu‘il vaut mieux qu‘ils n‘y croient pas,
parce que s‘ils y croyaient, alors leur cas deviendrait grave. L’amour
n’existe plus.
oilà
une opinion bien pessimiste !
ntendons-nous,
je ne parle que d’un point de vue strictement
Américain. Je ne sais pas où en est le problème en
Europe, mais aux États-Unis, de nos jours, il y a tellement de
gens qui partout affirment et crient « I love, I love » que
l‘on se pose vraiment des questions à propos de leur
sincérité...
’est
comme en hiver lorsqu’il fait – 10°, et que l’on crie
«j‘ai chaud, j‘ai chaud »?
'est comme
siffler dans l‘obscurité pour ne pas avoir peur.
ue
pensez-vous du nombre impressionnant de jeunes drogués dans
votre pays ? Utilisez-vous une drogue quelconque vous-même ?
on, je n‘utilise
aucune drogue personnellement. D’ailleurs j‘en ai
assez de répondre dans les interviews que je dénonce
l’usage de la drogue. Je ne pense pas que l‘usage de la drogue soit
mauvais. Du moins ça n‘est pas pire que de voir son père
et sa mère se saouler à mort . Si les gosses veulent
s‘envoyer en l’air et pénétrer dans un domaine de la
conscience ou ils sont « stupéfiés », s’ils
réussissent à éliminer pour dix ou quinze minutes
leur environnement habituel et à trouver quelques instants une
atmosphère de vie tolérable, je ne vois rien de mal
à cela. Je pense que c‘est parfait.
st-ce
que vous pensez que la drogue stimule vraiment la
créativité artistique ?
’ai
utilisé diverses drogues moi-même durant mon
adolescence et j‘ai composé certaines choses sous l‘influence de
substances chimiques. Plus tard, je me suis penché sur ces
« oeuvres » et je me suis rendu compte qu‘elles n‘avaient
aucune valeur. J’ai eu honte de ce que j’avais fait !
’ai
constate un manque certain de maturité dans la jeunesse
américaine. Cela doit expliquer beaucoup de choses...
ertainement.
Mais c‘est là une conséquence normale de
notre système d‘éducation qui cherche à maintenir
le niveau intellectuel du public si bas que celui-ci gobe tous les
slogans publicitaires des industries de consommation courante. Avoir
aux Etats-Unis une civilisation intelligente et cultivée serait
très dangereux. Imaginez un peu, si tout le monde se mettait
à réfléchir sur les slogans des agences de
publicité, on ne vendrait plus aucun produit, les usines
fermeraient leurs portes, le niveau de vie tomberait. Il faut vraiment
être idiot pour acheter ces produits et le travail de nos
écoles et de nos universités est de maintenir les gens
dans leur ignorance afin qu‘ils demeurent des consommateurs de premier
ordre. La machine est parfaitement rodée, comme vous pouvez le
voir !
uelle
est votre position politique en ce moment ?
e suis «
intéressé ». . . C‘est assez
horrible à observer, mais néanmoins, je suis «
intéressé ».
evenons
au domaine de la musique. Pour vous, c’est la seule chose
vraiment digne d’intérêt dans l’existence ...
’est
peut-être la seule chose pour la quelle j‘ai encore de la
considération, la seule chose que je respecte...
n
dehors de la musique contemporaine et de la musique
électronique ? Aimez-vous le jazz et le rhythm’n blues ?
ui, j‘aime
beaucoup le R‘n B, Willie Mae Thornton, Howling Wolf, Muddy
Waters, Johnny « Guitar » Watson, Slim Harpo...
e sont
là des artistes déjà assez anciens ?
’est le blues
que j’entendais quand j’etais gosse. Cette musique
était populaire aux États-Unis entre 1955 et 1958. Je
sais qu‘en France et en Europe, on ne sort que maintenant certains de
ces vieux disques...
n a
beaucoup parlé, sans savoir très bien ce que
c’était, de « Uncle Meat ». Pouvez-vous nous fournir
des explications à ce sujet ?
« ncle Meat
» est une jeune personne dont la
véritable identité est Sandy Herbits. Maintenant, si vous
sortez aux États-Unis un disque sous un nom pareil, c‘est le
bide certain. Mais s‘il s‘agit d‘un être au physique
agréable et que vous l‘appeliez « Uncle Meat »,
alors le disque marchera. Il se peut que vous autres, en Europe et
à Paris, vous ayez quelques difficultés à
comprendre ce raisonnement, mais chez nous il en va ainsi. Sandy a
beaucoup de talent, elle compose d’excellentes chansons et les
interprètes encore mieux. Au moment de Pâques, cette
année, elle participait à notre show au Garrick,
après quoi, elle est partie se défouler du
côté de San Francisco. . . elle s‘est mis des plumes et
des fleurs dans les cheveux, des clochettes autour du cou et a
participé à la tournée du Grateful Dead. . . les
vacances du teenager américain moyen en somme...
t puis
elle est revenue vers les Mothers ?
ui, elle a vite
compris : elle est rentrée
précipitamment à New York, où nous allons
l‘enregistrer dans un proche avenir.
u
fait, comment l’avez-vous découverte ?
e plus
simplement du monde. Elle est arrivée un jour au
Garrick, s‘est installée, a fait connaissance avec les membres
du groupe et ne nous a plus quittés. Ça n‘est que bien
plus tard que nous avons découvert, à notre plus grande
stupéfaction, qu‘elle savait chanter formidablement bien. Nous
avons alors décidé de l‘enregistrer et d’exploiter ses
talents auprès du jeune public...
’y
a-t-il pas là une contradiction avec votre attitude sociale
? Vous travaillez comme des capitalistes alors que chacune de vos
oeuvres attaque le système capitaliste ?
l n’y a pas de
contradiction. Nous utilisons les mêmes
procédés qui servent à vendre des machines
à laver, des onguents pour les hémorroïdes ou de la
crème fraîche. Grâce à ces
procédés, j‘ai pu attirer l‘attention du public sur mon
groupe et sur d‘autres artistes comme « Uncle Meat ».
ous
êtes prêts à utiliser, donc, les armes
mêmes des gens que vous attaquez ? Vous rejetez
complètement les méthodes de réaction passive des
hippies ?
out d’abord, les
hippies sont incapables de détruire le
système. Ils n’en ont pas le temps, ils sont trop occupés
à se «défoncer », à rechercher leurs
paradis artificiels. Deuxième raison : ils ne savent pas comment
agir ; ce sont encore des gosses...
La seule manière pour
agir efficacement contre un système
de vie aussi épouvantable que celui des États- Unis,
c’est d’utiliser les propres armes de ce système contre
lui-même. Les gens qui se trouvent à la tête du pays
actuellement sont si gourmands qu’ils préféreraient
gagner un dollar plutôt que d’essayer de se rendre compte de ce
qui se passe vraiment. Ils ne pensent pas dans l‘avenir, ils manquent
totalement d’imagination, et le jour où vous laissez mourir
votre imagination, alors vraiment vous vous trouvez dans une situation
difficile... parce que la personne qui peut prévoir les choses
que vous êtes incapable de prévoir possède
automatiquement un avantage sur vous...
ue
pensez-vous des philosophes beat, tel Ginsberg?
e ne me sens
aucune affinité envers des personnages du genre
Ginsberg ou Timothy Leary. . . ou Billy Graham...
. . . e
patron du Fillmore Auditorium?
on, pas
celui-là. Le Billy Graham du Fillmore est un rude
businessman et en conséquence, il ne mérite que mon
admiration...
e
prédicateur alors ?
ui, ce Billy
Graham-là. Je crois que lui, Timothy Leary et
Allen ginsberg, en fin de compte ce sont un seul et même
personnage, mais habillé de trois manières
différentes.
our
revenir au sujet de la musique, vous nous avez déjà
dit que vous aimiez la musique contemporaine ; que pensez-vous par
ailleurs de l’engouement actuel pour les sonorités orientales ?
’aime beaucoup
les musiques orientales. Mais je suis intimement
persuadé que, par exemple, la musique indienne doit avant tout
être écoutée aux Indes, et non dans une
atmosphère de rock comme aux Etats-Unis-Unis. Je veux dire par
la que, transposée dans un environnement pop, cette musique perd
sans nul doute sa signification profonde. Ça, n‘est plus qu’un
gimmick… Ravi Shankar au Festival de Monterey, encore des leçons
de sitar à l’Indian Music School de Los Angeles, pour moi
ça n’a vraiment rien d’excitant. . . L’une des raisons pour les
quelles les hippies aiment la musique orientale, c’est parce que . . .
c’est différent. Peut-être que je n’y comprends absolument
rien, mais il y a une chose dont je suis sûr, c’est que mon
père et ma mère détestent ça. Si j’aime
cette musique, ils seront bien embêtés. . . Les hyppies
recherchent avant tout les déguisements bizarres et les causes
impopulaires. . . juste pour être différents. . . c’est la
tactique de l’autruche, la tête dans le sol pour éviter
les véritables problèmes !
tre
différents plutôt que de se conformer aux
règles d’habitude en usage dans la société, ne
pensez-vous pas que c’est l’attitude saine de gens qui cherchent
quelque chose d’autre, qui veulent se dégager de la routine et
du lavage de cerveau quotidien ?
n fin de compte,
leur position sociale n’est qu’un conformisme
inversé. Conformisme qui se manifeste d’une autre
manière, mais conformisme quand même. Ils ont formé
une société parallèle ; les mêmes
événements se produisent, à la différence
qu’ils sont vêtus d’une étrange façon. La
majorité des hyppies sont aussi prêts à suivre les
théories de Ginsberg, Leary et autres idoles de cette
espèce, que les citoyens normaux sont prêts à
suivre les paroles de Lyndon Johnson ou des autres marchands de canons
des États-Unis.
ris
entre les straight people, les citoyens américains normaux,
et les hippies, est-ce que les Mothers of Invention réussissent
à faire parvenir leur message jusqu’au public ?
on, pas
complètement. Il y a d’abord un problème
matériel, celui de la langue. Aux États-Unis, on parle
très différemment de New York à La
Nouvelle-Orléans, il y a de nombreuses choses que nous disons et
qui sont incompréhensibles pour un tas de gens. Le second
problème, c’est que les choses qui nous intéressent
passent bien au-dessus de la tête de l’Américain moyen et
de la jeunesse américaine d’aujourd’hui. L a majorité des
jeunes aux États- Unis se désintéresse
complètement de la politique ; pour que notre message, si
message il y a, parvienne jusqu’à eux, il faudrait qu’ils aient
le minimum d’attention indispensable pour agir et essayer de changer
les choses.
royez-vous
qu’en Europe, les jeunes soient plus conscients du
phénomène politique ?
’en suis
convaincu et la meilleure preuve en est le mouvement provo
à Amsterdam. La jeunesse devrait aux États-Unis prendre
en main elle-même ses intérêts. Les moins de 25 ans
représentent 55 % de la population américaine ; or ce
sont des gens entre 50 et 70 ans qui gouvernent le pays, des gens
complexés par une éducation trop rigoureuse et puritaine.
La jeunesse actuelle est beaucoup plus libre, dans le domaine sexuel
entre autres, mais aussi parce que les valeurs sont différentes.
L’élément gouvernant de la nation est en permanente
réaction contre elle . . . pourquoi ne se retire-t-il pas, ne
laisse-t-il pas la place à ses successeurs ? Si la nouvelle
génération prenait les commandes, les aines n’auraient
pas a en souffrir papa et maman n’auraient pas à en souffrir !
Ils pourraient prendre alors une confortable retraite sur leurs terres.
.. quelque part au Texas !
uelle
est votre opinion sur la question raciale dans votre pays ?
l fallait s’en
occuper il y a un siècle. Tout d’abord, ce
problème n’aurait jamais dû exister, mais enfin, il existe
et je ne pense pas que les révoltes améliorent la
situation. La seule chose qu’elles aient pu amener c’est la prise de
conscience par les Blancs du fait que la masse des gens de couleur
n’était pas heureuse de son sort. . . En tout cas il ne faut pas
trop espérer brûler deux cents pâtés de
maisons la veille et trouver l’égalité raciale le
lendemain matin !
ous
avez des amis parmi les Noirs?
e n’ai pas
d’amis. . . ou presque pas ! Le producteur de nos
enregistrements est un Noir, Tom Wilson. C’est un
type formidable, nous nous entendons bien. . . Tom Wilson est le
producteur d’avant-garde aux Etats-Unis depuis douze ou quatorze ans.
Il a été le premier à enregistrer Cecil Taylor ; c
est lui qui a produit la plupart des disques de Dylan. Il y a deux ans,
il a convaincu Dylan d’électrifier sa guitare et d’adopter une
forme de musique Top 40 afin de toucher un public beaucoup plus vaste.
Si Dylan n’avait pas réussi à faire passer sur les ondes
ses chansons engagées, il est certain que le protest n’aurait
jamais existé sur une échelle nationale et
internationale. Tom a également enregistré le Velvet
Underground. Beaucoup de gens n’aiment pas ce groupe et,
moi-même, je réserve mon opinion sur ce qu’ils font en
scène .. mais j’aime leur album, c’est exactement la folk music
du New York de la perversion.
rank,
vous êtes l’un des musiciens les plus actifs que j’aie
rencontrés aux États-Unis. Vous travaillez vingt-quatre
heures sur vingt- quatre ?
ix-huit heures
sur vingt-quatre seulement !
composer
surtout ?
on, d’ailleurs,
c’est un problème qui me tracasse en ce moment,
depuis trois mois je n’ai pas trouvé le temps de travailler
sérieusement sur de nouvelles oeuvres. J’ai composé
beaucoup de chansons, mais au départ ce sont les compositions
pour orchestre qui m’intéressent. Écrire une chanson,
c’est le b.a.-ba, il suffit de plaquer quelques accords et de chercher
un peu les paroles, écrire pour un orchestre c’est une autre
paire de manches. Les conditions dans lesquelles j’ai écrit
Lumpy Gravy étaient assez délirantes, j’avais onze jours
pour composer et enregistrer ce ballet, au même moment ma femme
et moi avons été expulsés de notre domicile
à Hollywood, nous avons dû déménager,
chercher une nouvelle habitation et, pratiquement, j’ai composé
Lumpy Gravy entre deux motels, dans des conditions assez bizarres...
os
propriétaires vous ont mis à la porte ! Qu’est-ce
qu’on pense des Mothers à Los Angeles ? Au fond, qu’est-ce qu’on
pense des Mothers aux Etats-Unis ?
e ne pense pas
que les Américains soient très
enthousiastes à l’égard des Mothers. Il y a quelques
personnes qui nous trouvent formidables, mais la majorité est
encore convaincue de la supériorité des Monkees. . . et
après tout, peut-être ont-ils raison !
Peut-etre ont-ils raison ?
Oui, en tout cas les Monkees
sont propres et ils ne présentent
rigoureusement aucun danger. Qu’on se le dise !
Texte
: Philippe Rault
Parution
: Rock & Folk, n° 12 (novembre 1967) et n° 13
(décembre 1967).


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