Nous sommes au mois d’avril 1993, et Los Angeles attend nerveusement l’issue du second procès de l’assassinat de Rodney King. Une voiture se dirige vers la maison de Frank Zappa située dans Laurel Canyon, jouant “Trouble Every Day” à fond la caisse, une chanson de “Freak Out”, premier album des Mothers 0f Invention, écrite en 1965 au moment où les émeutes de Watts devenaient incontrôlables. Une chanson étrangement d’actualité presque 30 ans plus tard, alors que la ville se prépare de nouveau au pire. Sur fond d’harmonica plaintif et de basse tourmentée, les paroles déboulent, à la fois inquiétantes et prophétiques “C’est la même chose partout dans le pays ! Discrimination entre Blancs et Noirs !... Et cette stupidité des masses ! Qui semble grandir chaque jour ! Tu entends un imbécile dire! Qu’il veut te régler ton compte à cause de la couleur de ta peau ! Qui ne lui revient pas ! Qu’elle soit noire ou blanche ! Parce qu’il veut du sang ce soir”

Pourquoi cette chanson est-elle tellement pertinente, et de façon si poignante ? L’iconoclaste et irascible Frank Zappa, âgé de 52 ans, qui est allé plus loin que la plupart de ses pairs dans son engagement inlassable à la fois dans les domaines de la critique sociale et de la musique aventureuse, répond avec aplomb: “Rien n’a changé. Nous avons toujours les mêmes haines raciales, et la même absence de volonté d’affronter les racines de ces problèmes. Nous avons eu des années pour analyser les causes des émeutes de Watts, mais personne ne l’a fait. Il y a eu des études, des rapports et des conclusions, exactement comme il y a eu des études, des rapports et des conclusions après les émeutes de l’année dernière, ll y’a un certain type de conduite adolescente américaine qui ne s’est pas arrangé depuis les années 60. Les scientifiques croient que l’univers est composé d’hydrogène, ils prétendent que c’est la composante la plus largement répandue. Je prétends que la composante le plus répondue est la stupidité,”

Ainsi commence une conversation qui va durer 90 minutes, à propos de politique et de musique, dans le sombre mais confortable studio vidéo du légendaire et controversé compositeur de musique rock/ doo-wop/ jazz/ pop/ avant-garde/ contemporain. La pièce présente un mur entier couvert d’écrans de télévisions et de rangées de bandes vidéo. Tenue d’intérieur, T-shirt turquoise et sweater gris trop grand, Zappa est animé, réagissant sans effort aux questions musicales et politiques. Durant le reste de l’après-midi que nous passons ensemble, il y a des moments ou Zappa, ses cheveux brun rayés de gris et attachés en queue de cheval, semble totalement épuisé, conséquence de son combat actuel, de notoriété publique, contre un cancer de la prostate. Mais dès que la conversation repart sur un autre sujet, musical ou politique, sur lequel il a des opinions très fortes, le voilà requinqué.

“Je n’ai jamais eu aucune intention d’écrire du rock, dit Zappa. J’ai toujours voulu composer de la musique plus sérieuse, et la faire jouer dans des salles de concerts, mais je savais que personne ne voudrait l’interpréter. Alors je me suis dit que la solution pour qu’on entende au moins une fois une de mes compositions, c’était de former un groupe et de jouer du rock, C’est comme ça que ça a commencé,”

Si un seul plan à long terme a jamais réussi, ce doit être celui de Zappa la liste des honneurs et hommages officiels qui lui ont été rendue semble n’avoir pas de limites: le célèbre chef d’orchestre Kent Nagano dit de lui qu’il est un génie. Zappa a remporté en 1987 un Grammy pour son album “Jazz From Hell”, entièrement réalité au Synclavier, et a été choisi pour interpréter le morceau le plus connu et le plus controversé de John Cage, “4’33” pour l’album hommage “A Chance Operation” dédié à celui-ci et réunissant différents artistes. Ses oeuvres ont été interprétées par nombre d’orchestres du XXe siècle de haute réputation. Pierre Boulez lui a commandé une pièce symphonique, qui a donné l’album The Perfect Stranger: Boulez Conduct Zappa”. La formation européenne Ensemble Modem, spécialisée dans la musique contemporaine, lui a demandé d’organiser un concert réunissant ses oeuvres orchestrales pour le Festival de Francfort de 1982. En février 93, le prestigieux Lincoln Center de New York a présenté une soirée de musique sérieuse de Zappa, dans le cadre de la série “Great Performers”, Même le créateur des Simpsons, Matt Groening, a déclaré: “Frank est mon Elvis”

Pas mal pour un gars qui commença sa carrière musicale en 1956 comme batteur dans un groupe de R&B de San Diego appelé les Ramblers “J’ai fait un ou deux gigs avec eux, mais je n’étais pas très bon, ils m’ont viré”  enregistra au début des années 60 des instrumentaux parodiques de chansons doo-wop à Cucamonga, en Californie, et les vendit à des compagnies de Los Angeles comme Original Sound, puis s’attaqua an rock expérimental et bizarre, caractéristique de la fin des sixties, à la tête de son groupe séminal de freaks et de renégats, les inimitables Mothers 0f Invention. Sa formation musicale eut lieu durant ses années de lycée à Antelope Valley High, à Lancaster, une ville perdue de Californie en plein désert de Mojave, désert également culturel si l’on en croit Zappa. Fan de 45T de rhythm’n’blues et de la musique classique innovatrice et dissonante du début du XX’ siècle du compositeur Edgar Varèse, Zappa était batteur du groupe de son lycée, au sein duquel il était même parfois autorisé à écrire quelques morceaux et à faire office de chef d’orchestre. Mais c’était aussi à cette époque qu’il commença à suspecter qu’il étaie destiné à vivre une vie déviant de la norme de l’Americana. “Je n’avais alors aucune façon d’exprimer musicalement mon mécontentement. L’exaspération que je ressentais pour les choses telles qu’elles étaient s’envenima donc tout au long de mes années de lycée. La seule raison pour laquelle je reçus un enseignement musical était que l’école avait besoin d’une fanfare pour les matches de football. C’était juste un outil supplémentaire au service des programmes sportifs. Je n‘ai jamais aimé le sports, En considérant cette situation, j’ai commencé à penser qu’il devait probablement exister des investissements éducatifs plus valables que l’achat de nouveaux casques. Ça m’a vraiment fait réfléchir  comment peut on prendre tout ça au sérieux ?”

Heureusement pour Zappa, ses obligations au sein de l’orchestre ne durèrent pas longtemps: « Je me suis fait virer pour avoir fumé en uniforme , dit-il en tirant une taffe sur une des nombreuses Marlboro qu’il fumera durant l’après-midi. Nous devions rester assis dans un froid glacial en portant ces uniformes-gris-ringard et jouer chaque fois que notre équipe marquait. Alors, pendant un break, je suis allé fumer une clope sous les gradins. Je me suis fait pincer et renvoyer. Attention, pas seulement pour avoir fumer mais pour avoir fumé en uniforme. »

Quand Zappa a-t-il commencé à utiliser la satire dans sa musique? “Avant même d’avoir ce groupe merveilleux qu‘étaient les Mothers, Ray Collins (membre original des Mothers) et moi avions l’habitude de monter sur scène un peu partout à Pomona en jouant des parodies de chansons folk. On chantait ‘Puff The Magic Dragon ‘ (Puff le Dragon Magique) transformé en 'Joe The Puny Greaser’ (Joe le Motard Gringalet), ou une version pervertie de ‘Streets Of Laredo’ rebaptisée ‘The Streets Of Fontana’, On ne cherchait pas à avoir un impact quelconque sur les gens. On faisait juste ça pour se marrer, Si ça amusait quelqu’un, tant mieux Sinon, on s’en foutait. Rien de ce que j’ai pu écrire tout au long de ma carrière n’a jamais été motivé par le désir d’avoir un impact ou une influence sur qui que ce soit”

Zappa ne se doutait pas à quel point sa musique allait influencer la vie et l’opinion de nombreuses personnes dans son pays et dans le monde entier. Prenez les deux premiers albums des Mothers 0f Invention, “Freak Out” et “Absotutely Free”. Le premier, un recueil qui a inspiré à Paul McCartney  l’idée de se lancer dans “Sgt Pepper’s Lonely Heares Club Band”, et qui fut le premier double album de l’histoire du rock, a donné naissance à toute une sous culture américaine de freaks aux cheveux longs, irrévérencieux et contestant toute forme d’autorité. De l’autre côté du rideau de fer, “Absolutely Free” allait déclencher des réactions encore plus profondes. La chanson qui ouvre l’album, “Plastic People”, devint un hit underground et un cri de ralliement en faveur de la liberté en Tchécoslovaquie. Zappa est encore aujourd’hui surpris par tout ça. “Je ne m‘imaginais absolument pas que cette chanson aurait un tel impact là-bas. L’album est arrivé dons ce pays sous le manteau, un an après sa parution en 1967, Je me suis aperçu dis ans plus lard de la force que cette chanson avait prise. Nous tournions beaucoup en Europe à cette époque, et quelques Tchèques avaient passé la frontière autrichienne pour venir nous voir jouer à Vienne. Je leur ai parlé après le spectacle, et ils m‘ont appris que ‘Plastic People’ était à l’origine d’un mouvement de dissidents en Tchécoslovaquie. Ce fut un choc pour moi  d’apprendre qu’il y avait là-bas un groupe appelé Plastic People et que nombre de leurs supporters avaient développé un véritable culte autour d’eux, Cette chanson est particulièrement pertinente aujourd’hui aux Etats-Unis,” dit-il, en montrant un poster accroché au mur représentant Ronald Reagan en Hitler, “Il a le droit de faire tout ce que eux veulent” écrit en dessous. Zappa récite alors quelques lignes de la chanson : « Prends une journée et balade-toi! Regarde les nazis diriger ta ville/Puis rentre chez toi et examine toi. Tu penses qu’on chante à propos de quelqu’un d’autre. » Il s’arrête pour provoquer un effet, secoue lentement la tête en une marque de dégoût, puis commente : “Il y a eu une incroyable montée des comportements racistes et fascistes par ici,  la plus part encouragés par le Parti républicain. Cette Convention Nationale du Parti républicain l’été dernier, était tour bonnement incroyable. Même le décor ressemblait à celui du congrès du Parti national-socialiste à Nuremberg. Les semeurs de haine comme Pat Buchanan, Pat Robertson et tous ces autres qui ont pris la parole à la tribune étaient convaincue qu’ils alloient gagner de nouveau. Même si Clinton et les siens ne faisaient strictement rien pendant les quatre prochaines années, ce serait toujours mieux que ce qu’on aura eu les quatre années précédentes sous le président Néron, le surnom qu’a donné Dennis Miller à Bush,”

Mais Zappa exprime aussi une insatisfaction naissante envers le nouveau président démocrate. « Ce qui m’a le plus rendu furieux depuis que Clinton a pris ses fonctions, c’est cette interdiction de fumer à la Maison Blanche. Quel genre de symbolisme est-ce ? C’est un programme d’ingénierie sociale des Nazis de la Santé la Maison Blanche contre ceux qui aiment le tabac. J’aimerais que les gens se débarrassent de ce mythe ‘je-vais-vivre-pour-toujours’ et cesser de croire les conneries racontées par C Everett Koop, le chirurgien âme damnée de Reagan, qui a déclaré que la fumée de cigarette des autres est la chose la plus dangereuse à laquelle soient confrontés les Américains dans leur vie de tous les jours. C’est le même gars qui nous a dit que les singes verts noue avaient refilé le Sida. J’ai été ravi d’apprendre récemment que, l’année dernière, pour la première fois depuis douze ans, le nombre de fumeurs n’a pas diminué, Il est resté constant. Maintenant il serait bon d’encourager les gens à consommer plus de tabac. J’aime te tabac. Je l’ai toujours adoré. Il y a une place pour le tabac dans le rituel du repas. C’est comme le vin, C’est un additif parfaitement approprié a la nourriture »

Diva, la fille de Zappa, une quinzaine d’années, dévale les escaliers, passe la tête dans la salle de projection où nous discutons et s’annonce avec un lumineux “Salut ‘Pa”. Elle est la plus jeune des quatre enfants de Frank et de sa femme Gail, (Moon Unit, la fille aînée, a collaboré avec son père en 1982, sur la chanson “Valley Girl” de l’album “Ship Arriving Too Late To Save A Drawning Witch”, et le fils aîné, Dweezil, a publié deux albums solo et joue actuellement avec son frère Ahmet dans le groupe Z, dont les débuts sont annoncés pour le mois d’août.)

“Comment va le petit Squeech ? » demande papa Zappa.

 « Squeech va bien, sauf que je ne pense pas que ce soit son nom. Mais tu peux lui donner le surnom que tu veux”

Diva remonte les escaliers pendant que Zappa s’explique sur leur dialogue. “Nous avons un nouveau petit chat il est adorable. Je l’appelle Squeech, parce que c’est le bruit qu’il fait. Diva voulait l’appeler Toaster, mais je crois qu’elle a changé d’avis”

Squeech. Toaster. Des noms qui pourraient sortir tout droit dune des chansons loufoques de Zappa célébrant des personnages aux patronymes aussi divers et bizarres que Suzy Creamcheese, Billy The Mountain, Big Leg Emma et The Duke of Prunes.

Quel est donc le processus créatif de ce Zappa faiseur de calembours, satiriste, humoriste ? Il se remémore l’époque où il écrivait beaucoup de textes: “J’écrivais pendant mes voyages "J’étais dans l’avion, de retour d’Allemagne, quand j’ai eu l’idée de cette chanson, ‘Dumb All Over’. J’ai gribouillé trois pages remplies d’idées au cours du vol. Je pouvais à peine attendre d’être en studio pour l’enregistrer. Le contraire est arrivé avec ‘Inca Rood’. J’ai d’abord trouvé la mélodie. Et puis j’ai relevé le défi de trouver des paroles qui colleraient. Beaucoup de chansons peuvent démarrer avec un ou deux mots. Vous entendez une expression marrante et c’est parti. Certaines paroles étaient directement issues du folklore accompagnant le groupe en tournée, ‘Punky’s Whips’ est un exemple de situation absurde qui est en fait une histoire vraie. Tout ce qui me restait à faire, c’était de trouver une idée musicale pour la mettre en scène"

La carrière de Zappa démarra à toute vapeur au milieu des années 60, grâce à son groupe sauvagement expérimental et totalement imprévisible, les Mothers Of Invention. Le nom fut trouvé le jour de la Fête des Mères 1964. Le groupe était au départ un orchestre de bar appelé les Soul Giants, qui avaient recruté Zappa comme guitariste remplaçant, le leur s’étant battus à coups de poings avec un autre musicien. Bientôt Zappa les poussa à jouer des morceaux originaux, et la suite fait partie de l’Histoire de la musique bizarre. Les premières manifestations de déjantes (“Freak Out”) inspirées par les Mothers rendaient les autorités de Los Angeles nerveuses. Aussi, en 1967. Zappa et sa bande mirent le cap sur New York. Ils se produisirent plusieurs mois durant au Garrick Theatre sur Bleeker Street en tant que groupe résident, jouant de la musique expérimentale mélangée à des sketches satiriques, improvisés avec de nombreux invités surprise, comme la fois où ils furent rejoints par Jimi Hendrix. De retour à L.A. l’année suivante, Zappa et les Mothers formèrent le noyau d’une communauté musicale dont Pamela Des Barres  membre des GTO’s (Girls Together Outrageously) découvertes par Zappa  se souvient dans les notes de pochettes de l’album « Zapped », compilation des labels Bizarre et Straight sortie sur Rhino Records en 1991 : “De façon totalement mystérieuse, voire mystique, une petite fêlure se forma dans la façade préfabriquée de l’Americana, qui permit à une inspiration, sincère et tirée par les cheveux, de pointer, s’infiltrer et se répandre pendant une période de temps infinitésimale. Une goutte d’eau qui fit une grande éclaboussure. Je suis fière d’avoir participé au baptême de cette folie douce qui tenta de secouer les fondations fictive de la normalité » Zappa rassembla tous les  artistes bizarres qu’il pouvait trouver et fonda ses propres maisons de disques (Bizarre et Straight) avec l’aide de Herb Cohen, son manager de l’époque, Parmi ses protégés, on trouvait Tim Buckley, Tom Waits, les GTO’s  sur leur premier album produit par Zappa, figuraient, incognito, Jeff Beck et Rod Stewart  Alice Couper (la légende veut que Zappa l’ait encouragé à porter des habits de femme) et l’excellent copain de lycée de Frank, Don Van Vliet, plus connu sous son pseudonyme, Captain Beefheart.

Beefheart, que Zappa revoit encore à ses débuts trimbalant toutes ses possessions terrestres (son art, ses livres de poésie et un sax soprano) partout avec lui dans un sac en plastique. Enregistra ”Trout Mask Replica”, son chef d’oeuvre dadaïste, pour Straight en 1969. Produit par Zappa comme un document anthropologique enregistré dans la maison de Beefheart, l’album fut considéré par le rock critic Lester Bangs comme “l’expérience musicale la plus inhabituelle et ambitieuse” de cette année pourtant fertile en délires stéréo, Après plusieurs jours passés à enregistrer les différents instruments dans plusieurs pièces de la maison à l’aide d’un magnétophone portable, Zappa accéda à la demande paranoïaque de Van Vliet qui voulais continuer les séances dans un véritable studio, où tous tes vocaux furent enregistrés. Outre Beefheart, Zappa a travaillé avec une foule d’artistes divers, qui va de Shankar à John Lennon et Yoko Ono.

Parmi toutes tes expériences bizarres auxquelles il a participé, desquelles est-il le plus fier? “J’aime écouter certains enregistrements plus que d’autres, dit-il. Je ne peux pas supporter d’entendre certains de mes albums ‘classiques’ parce que je me souviens des horribles conditions dans lesquelles ils ont été enregistrés. Ça me fait mal de les écouter. Mais ce que je préfère ne dépend pas tant de la qualité des compositions que du souvenir du plaisir que nous avons pris à les enregistrer. Je pense en particulier à certains concerts enregistrés avec le groupe de 1984 pour la série ‘You can’t Do That On Stage Anymore’. On se marrait énormément. Par exemple, un soir au milieu d’un concert à Seatle, lke Willis (le guitariste) s‘est lancé dans une imitation du Lone Ranger, en laissant échapper des ‘Hi, ho, silver !’ Je ne sais toujours pas ce qui s’est passé, mais je craquais à chaque fois qu’il faisait ça. Sûrement la fatigue de la route. Il continuait à brailler aux moments les plus inopportuns. Le show  fut criblé de mauvaises blagues du Lone Ranger qui me rendaient incapable de chanter les paroles de mes chansons. J’ai beaucoup aimé ce soir-là.”

Zappa continua de tourner jusqu’en 1988, quand son groupe de scène s’autodétruisait avant même d’avoir effectué la majorité des concerts prévus aux Etats-Unis Cette tournée, au cours de laquelle fut enregistré l’excellent double CD “The Best Band You Never Heard In Your Life”, pourrait bien avoir été la dernière occasion d’entendre Zappa jouer de la guitare sur scène. Aujourd’hui, Zappa joue peu (il parle d’un manque de motivation), chose étonnante au vu de ses prouesses sur cet instrument et du fait qu’il publia plusieurs albums impressionnants d’instrumentaux pour guitare, comme le coffret ”Shut’Up‘N Play Yer Guitar». Un guitar-hero qui n’enregistra rarement, voire jamais, aucun riff cliché, qui avait appris à jouer gamin en chipant des plans de blues à des grands du rhythm’n’blues comme Guitar Slim, Johnny “Guitar”Watson (avec qui il travailla au milieu des années 70) et Clarance “Gatemouth” Brown.

Mais Zappa qui fut fasciné et influencé par des compositeurs classiques comme Igor Stravinsky, Varèse,  Boulez et John Cage, et dont le groupe a joué des arrangements d’oeuvres de Bartók. Ravel, Tchaïkovski et Stravinsky se hâte de préciser que ces temps-ci il écrit principalement des compositions orchestrales sur son Synclavier 9600, le célèbre clavier digital high-tech doublé d’un ordinateur-sampleur, connecté à son home-studio, le Utility Muffin Research Kitchen. C’est là que son nouvel album, constitué de pièces orchestrales dissonantes, malicieuses et obsédantes, “The Yellow Shark”, a été conçu.

Interprété en concert par l’Ensemble Moderne, orchestre européen de 25 membres spécialisé dans la musique contemporaine, “The Yellow Shark” est une suite formée de nouveaux arrangements de morceaux classiques de Zappa comme “Dog Breath Variations” et ‘Be-Bop Tango”, ainsi que de nouvelles pièces commandées pour ce projet comme “Get Whitey” et “None 0f The Above”. L’orchestre et son chef, Peter Rundel, ont passé deux semaines à Los Angeles en 1991 au Joe’s Garage Studio de Zappa à répéter ces morceaux difficiles, puis deux autres semaines, l’été dernier, supervisées par le compositeur perfectionniste pour préparer lasérie de huit concerts de Frankfurt, Berlin et Vienne, -L’album présente les meilleurs  interprétations de chaque oeuvre, enregistrées dans les différentes salles

Zappa, qui dirigeait te tourbillonnant “G-Spot Tornado” le soir de la première, est content du résultat, mais ajoute: “J’ai seulement pu me rendre à la première et à la troisième représentation à Frankfurt, Je suis tombé malade et j’ai dû rentrer chez moi. Si je n‘avais pas été malade, l’expérience aurait été grisante. Malheureusement, je me sentais si mal que j’avais du mal à marcher, à simplement monter sur scène, m’asseoir et me lever. On ne peut rien apprécier quand on est malade, quel que soit l’enthousiasme du public.”

La réaction du public et son inquiétude en ce qui concerne les problèmes de santé de Zappa ont été très touchantes, Même Tipper Gore, qui fut à la tête du gouvernement de la fin des années 8O prônant l’apposition de stickers de mise en garde sur les disques (ce à quoi Zappa s’opposait avec véhémence), le contacta lorsqu’elle apprit qu’il avait un cancer. Zappa commente “Les medias adorent donner l’illusion que Tippi Gore et moi sommes des ennemis mortels. Ce n‘est pas le cas. Elle m’a envoyé une gentille lettre quand elle a appris que j’étais malade, ce que j’ai apprécié.”

Quand on lui demande ce qu’il pense d’un récent article qui cite un de ses amis déclarant: “Frank ne va pas se laisser ennuyer par quelque chose d’aussi stupide qu’un cancer ». Il marque un temps d’arrete, puis répond sobrement “Eh bien, c’est foutrement optimiste, laissez-moi vous dire une chose. Le cancer peut vous ennuyer. Ça vous ennuie tout simplement jusqu’à la mort, Je me bats pour rester en vie. Pour l’instant je gagne.” Il se marre, puis continue « j’ai déjà gagné contre les probabilités. Quand ils ont diagnostiqué le cancer, les docteurs ne me donnaient pas longtemps. Mais j’ai surpris tout le monde en durant jusqu’à aujourd’hui.”

Le cancer de la prostate de Zappa a été détecté en 1990, entre huit et dix ans après qu’il ait commencé à l développer. Comme il en était à un stade très avancé, il fut considéré comme inopérable, Il fut forcé de subir une opération de la vessie ainsi qu’un traitement par rayons. Mais il est réticent pour en dire plus de sa maladie que le fait qu’il « fait plein d’autres trucs » pour se soigner. Est-ce que travailler sur sa musique est une forme de thérapie ? « je ne le fais pas pour ça, dit-il, Je le fais parce que c’est ce que j’ai toujours fait. Quel choix avez-vous ? Rester au lit ou travailler. Si vous avez un studio et une bonne équipe, comme moi, et que vous avez encore des idées musicales, vous vous remettez au travail et vous travaillez jusqu‘à ce que vous ne puissiez vraiment plus le faire. (Peu de temps après cette interview, Zappa supervisera et contrôlera, d’une oreille très précise, l’enregistrement et l’échantillonnage fastidieux des 97 notes de son grand piano à queue Bosendorfer par deux des ses hommes de confiance, l’ingénieur mixeur Spencer Chrislu et l’opérateur du Synclavier Todd Yvega,) J’ai toujours été un oiseau de nuit, mais maintenant je suis généralement au lit à six ou sept heures du soir, il m’est difficile de travailler une journée entière. Je me lève à six heures et demie, Si je peux tenir douze heures, j’ai vraiment l’impression d’avoir fait quelque chose. L’équipe arrive vers neuf heures et demie, ce qui me laisse un peu de temps pour bosser tous seul avant de m’asseoir en studio toute la journée avec eux”

La maladie de Zappa a aussi fait avorter sa campagne présidentielle, qui fut de courte durée mais très sérieuse, et stoppé ses plans de développement de Why Not ? lnc,  une entreprise internationale de consultation et d’ingénierie sociale destinée à forger des liens entre le bloc de l’Est et le monde des affaires occidental. « Jusqu’à ce que l’URSS s’effondre, nous avons passé 50 ans de guerre froide à convaincre les américains que nous devions combattre  l’empire du mal. Hé, je suis allé cinq fois en Russie au plus fort de ta Glasnost. Le pays était dans un état désastreux. Les gens n‘avaient même pas de lait. La CIA savait tout ça, alors pourquoi n’ont-ils pas dit que la guerre froide était une connerie et que la Russie n‘était pas une menace pour nous? Si nous avions travaillé avec les Russes pour développer ce qu’ils savent faire, tout le monde s’en serait mieux porté. Ils n’ont peut être pas d’argent mais ils ont des cerveaux. Mon idée avec Why Not ?, était de travailler à la coopération avec des inventeurs, en les aidant à licencier leurs brevets industriels à l’Ouest. Quand je suis tombé malade, j’ai dû laisser tomber mes projets. Il m’est très difficile de voyager, et aller en Russie, ça n’est pas une partie de plaisir. Les conditions là-bas sont terribles. C’est difficile de trouver quelque chose à manger, les transports sont cauchemardesques et comme il n’y a pas d’annuaire, vous ne pouvez pratiquement joindre personne, à moins de n‘avoir déjà le numéro de votre correspondant.”

Mais selon Zappa, ses engagements internationaux n’ont pas toujours été du goût de son propre gouvernement, « J’ai un public important et dévoué en Europe, mails ici, peu de gens savent que j’existe encore. Je crois que ça a à voir avec les républicains, qui n‘ont jamais été ravis de mon existence. Je pense que nous avons été blacklistés par ici, dit Zappa. Ma musique n ‘est pas jouée à la radio. Et les seules fois où on me voir à la télé, c’est quand quelqu’un veut que je fasse un commentaire marrant pour le journal. »

Lorsque le dramaturge et ancien président Vaclav Havel voulut nommer Zappa ambassadeur spécial de la Tchécoslovaquie à l’Ouest pour le commerce, la culture et le tourisme, le compositeur céda à regret à l’administration Bush qui le pressait de refuser, “Bien que j‘en veuille au gouvernement, dit Zappa, je ne peux imaginer une société qui fonctionnerait correctement sans une espèce de machinerie, même incompétente, qui la fasse tourner parce que l‘espèce n‘est pas suffisamment évaluée pour se prendre en charge elle-même. Je suis donc ce que j‘appelle un conservateur pragmatique, ce qui veut dire, moins de gouvernement et moins d’impôts. Comment appelez-vous un système qui réclame un plus gros gouvernement et plus d’impôts ? La folie.”

De bien des façons, Zappa pourrait faire office de modèle pour le mythique Américain, farouche individualiste. “Ce n’est pas tout à fait exact, dit-il. J’ai beaucoup de gens qui m’aident à prendre des décisions. » Pourtant, avant l’époque des Mothers, il possédait son propre studio d’enregistrement, Studio Z, où le hit des Surfaris “Wipe Out” fut enregistré. En 1989, sa biographie, qu’il avait autorisé Peter Occhiogrosso à écrire, fut transformée en une irrésistible et hilarante autobiographie, ,“Th Real Frank Zappa Book”, après que l’intéressé ait jugé le style d’Occhiogrosso trop plat et manquant de dynamisme zappaesque. Aujourd’hui, Zappa, qui a publié plus de 50 albums, conserve tous ses droits éditoriaux, enregistre sur son propre label, Barking Pumpkin. Dirige un service de vente par correspondance  et une compagnie de produits dérivés appelée Barfko-Swill, ainsi que Honker Home Video, une autre ramification de l’empire Zappa. Il a un contrat de réédition pour ses albums avec Rykodisc, ainsi que pour son coffret de dix volumes (des double-CDs) “You Can’t Do That On Stage Anymore”, et il a déjoué les efforts des pirates en autorisant Rhino à publier deux séries de disques pirates approuvés par Zappa. Il conserve son serveur téléphonique, 818-PUMPKIN, pour tenir ses fans au courant de son actualité.

Zappa exerce aussi un contrôle très strict sur les exécutions publiques de ses oeuvres orchestrales.

« Vous seriez surpris de connaître le nombre d’orchestres et de formations de musique de chambre qui jouent m musique chaque année, partout dans le monde. Je reçois constamment des demandes de partitions. Mais je ne donne ma permission que si j’estime qu’il y a suffisamment d’argent budgété pour qu’il y ait assez de répétitions. Je préfère que ma musique ne soit pas jouée plutôt que jouée de façon approximative,” Y a-t-il des requêtes inhabituelles ? Zappa rigole et répond que ça arrive tout le temps. “La plus récente émanait du président de l’orchestre des Marines Corps de Fairfax, Virginie. Ils voulaient jouer ‘Dog Breath Variations’, il semblerait que deux des sergents d’artillerie, membres de l’orchestre, soient fans. Nous leur avons envoyé la partition. Il y a aussi ce jeune réalisateur du nord de l‘état de New York qui veut utiliser ‘Elvis Has Just Left The Building’ de l’album ‘Broadway The Hard Way ‘ pour conclure un documentaire satirique sur Elvis.”

En ce qui concerne tes projets futurs, le carnet de commande de Zappa est bien rempli. Il continue de plonger dans ses archives sonores pour rééditer du vieux matériel, Il vient juste de sortir un CD “Ahead Of Their Time”d’un concert des Mothers de 1968 à Londres, où 14 membres de l’orchestre de la BBC s’étaient joints au groupe pour fournir un accompagnement musical composé par Zappa à une pièce de théâtre joué par les membres du groupe. L’année prochaine, il promet la sortie d’un autre CD, “Lost Episode”, de morceaux inédits enregistrés en studio, Puis un CD de musique pour danse moderne intitulé “Dance Me This” sur lequel il travaille ‘actuellement.

Mais ce qui excite le plus Zappa, ce sont deux projets dont lui a parlé Andréas Molich’Zebhauser, le business-manager de l’Ensemble Moderne, durant sa dernière visite, il y a tout juste deux jours. “Andréas m’a parlé d’une interview d’Edgar Varèse où celui-ci dit envisager un film pour accompagner sa pièce ‘Desert’. Je n‘avais jamais entendu parler de cela avant, Varèse dit que les images n‘ont pas besoin d’être en rapport avec la musique. L’Ensemble a un engagement à Cologne, le 27 mai 1994. Andréas a pensé à l‘énorme banque de données d’images vidéo que j‘ai rassemblées et a eu l’idée de me commander un film de 22 minutes. L’autre projet dont nous avons discuté est pour mai 95, l’Ensemble consacrera une soirée à mes oeuvres théâtrales comme ‘Billy The Mountain’ et “Brown Shoes Dont Make It’ arrangées pour orchestre classique. Je pense que ça peut donner une soirée et un CD amusants.”

Après une conversation de 90 minutes, Zappa répond à notre dernière question étant donné que sa musique a conservé depuis bientôt trente ans toute sa fraîcheur, sa pertinence, son ambition et son originalité,à quoi attribue-t-il sa longévité ? Pour quelqu’un qui possede une opinion très tranchée sur tant d’autres sujets. Zappa se montre pour une fois très humble. "Je ne sais pas comment c’est arrivé. Comment ai-je survécu ? Grâce au bouche à oreille, je suppose. Je ne sais pas vraiment. J’ai eu de la chance. "

DAN OUELLETTE “PULSE”
TRADUCTION STAN CUESTA