Le pape du rock pataphysique et sa charmante fille Moon Unit ont répondu en vingt rounds à PLAYBOY... et nous ont laissé K.o.
 
C’est à Hollywood où il vit et travaille, que Frank Zappa a reçu nos envoyés spéciaux David et Victoria Sheff. Dans la vie, il est tout le contraire de l’image que ses fans et ses détracteurs peuvent avoir de lui. Si les textes de ses chansons sont souvent obscènes et à la limite du mauvais goût, Zappa, lui, est en fait quelqu’un de très fin et de très cultivé, curieux de tout, aussi à l’aise dans la composition de musique sérielle qu’à la tête de ses groupes successifs (une trentaine d’albums à ce jour). Entre une commande pour Pierre Boulez qui sera interprétée cet hiver à Paris et des répétitions avec son groupe actuel, ce père de quatre enfants a trouvé le temps de concocter un tube pour sa fille, Moon Unit (14 ans) qui était présente pendant l’interview. A ceux qui lui reprochent d’être complètement cinglé, il donne raison: «Je suis un dingue... de boulot ». Cela ne l’empêche pas, comme on le vérifiera plus bas, d’en connaître un morceau sur les petites culottes, les groupies en chaleur et le zoo de Los Angeles.

1.
PLAYBOY: Est-ce que « Valley Girl >, le tube de votre fille, a perturbé sa vie familiale et scolaire?
FRANK ZAPPA: Lorsque son disque a commencé à avoir du succès, c’est certain, cela a nui à ses examens de fin d’année. Elle a dû accepter un tas d’interviews pendant que j’étais en Europe et elle a eu du mal à se concentrer sur ses révisions. Ses amis l’ont aidée et l’ont tenue au courant des cours qu’elle avait manqués. Maintenant que je suis de retour à la maison, je ne prends aucune décision la concernant sans avoir son avis. Elle a 14 ans et elle veut se payer du bon temps...
MOON UNIT ZAPPA: C’est tellement fou ce qui m’arrive. Comme lorsque, par exemple, je vais me balader en ville avec mes cheveux courts, les gens me regardent, amusés, et disent: « Oh, mon Dieu! Elle s’est fait couper les cheveux!» Les gens normaux qui se font couper les cheveux ne suscitent pas ce genre de réaction. A l’école, on aime bien ce que je fais. Seuls, ceux qui n’ont jamais été vraiment des amis ou que je n’aime pas, me sont hostiles. Ils me traitent de fille à papa.

2.
PLAYBOY: Maintenant que Moon gagne sa vie, allez-vous continuer à l’entretenir? Ou va-t-elle devoir épargner pour aller à l’université?
ZAPPA: Elle ne touchera aucune royalty avant quelques mois. Car celles-ci ne sont versées que deux fois par an. Lorsqu’elle va en recevoir, peu importe le montant, elle en fera ce qu’elle voudra. Mais je continuerai à lui donner de l’argent comme auparavant.
MOON: Je n’irai pas en fac. Je ne sais vraiment pas ce que je vais faire de cet argent. En ce moment, si j’ai besoin d’argent pour m’acheter des vêtements, j’en demande à mes parents.

3.
PLAYBOY: Quel est votre genre d’homme? Est-ce que votre père fait sa petite enquête sur tous vos soupirants?
MOON: Je ne peux pas supporter les grandes gueules. J’aime les types qui ont de l’esprit et qui peuvent me faire rire. Lorsque je suis invitée à dîner pour la première fois par un type, ma mère s’arrange toujours pour le rencontrer et discuter avec lui. Mes copains ont une trouille bleue de tomber sur mon père. Si l’un d’eux vient à la maison me chercher, mon père l’examinera des pieds à la tête avant de sortir de la pièce en grognant. Est-ce une preuve d’approbation ou de désapprobation? C’est quelquefois difficile de savoir. Mais il est poli, vous savez. Il leur serre la main lorsqu’il les rencontre!
ZAPPA: Je suis un papa italien. Bien sûr que j’examine ses copains de près. Il y a des types que je ne supporte pas. Mais elle a bon goût dans l’ensemble.

4.
PLAYBOY: Comment les jeunes de votre génération font-ils la cour parmi vous? Aborde-t-on les questions sexuelles seulement dans les discussions?
MOON: On ne peut jamais savoir si un mec vous aime ou non, pour la bonne raison qu’il n’appelle jamais. Ce sont les filles qui passent les coups de fil parce qu’elles ont plus de chance de se faire payer les notes de téléphone par leurs parents que les types. Une fois que vous avez confiance dans un type et qu’il vous semble correct, vous acceptez d’aller dîner dehors avec lui, dans un endroit si possible pas trop cher, un fast-food, par exemple. S’il ne conduit pas, vous irez voir un film dans le cinéma d’à côté; s’il conduit, vous irez, pourquoi pas, à Mulholland assister à une course de dragsters et boire de la bière. Quant aux relations sexuelles, cela arrive. C’est aussi un grand sujet de conversation. Les jeunes couchent ensemble quand les parents sont absents pour le week-end, à Paim Springs. La fille dira qu’elle a fait l’amour alors que le type racontera tous les détails à ses copains.

5.
PLAYBOY: Quel est le problème numéro un pour une fille de votre âge?
MOON: L’acné est le mal absolu à moins que vous n’ayez la culotte de cheval ou des vergetures. Les filles se trouvent trop grosses en espérant secrètement qu’on leur affirmera le contraire. Alors, elles se paient des cures d’amaigrissement dans les cliniques de Beverly Hills où on les nourrit d’ananas et de fruits tropicaux. On évite de parler de l’acné entre nous. Rien que de prononcer ce mot me fait sursauter.

6.
PLAYBOY: Est-ce bizarre pour vos enfants d’avoir un père qui s’appelle Frank Zappa?
ZAPPA: Je suis pratiquement inconnu ici. Si vous êtes le fils ou la fille d’une star de la télé, c’est différent. Dans l’école de Moon, il n’est pas rare
d’entendre des questions stupides du genre: « Combien de salles de bains as- tu chez toi?»

7.
PLAYBOY: Allez-vous aux réunions de parents d’élèves?
ZAPPA: Non, mais chaque fois qu’il y a un spectacle monté par des élèves et que je peux y assister, j’y vais. A la maison, je ne les aide pas à faire leurs devoirs. Je ne m’en sens pas assez capable. S’ils ont besoin de mes conseils dans un domaine que je maîtrise bien, je les aide autant que je peux. Les questions scolaires ne me concernent pas.

8.
PLAYBOY: Zowie, le fils de David Bowie, préfère maintenant se faire appeler Joe. Vos enfants, Moon Unit, Dweezil, Ahmet et Diva, apprécient- ils leurs prénoms?
ZAPPA: Ils n’ont aucun problème avec leurs prénoms. Vous savez, d’autres gosses dans leur école ont des prénoms tout aussi bizarres. Lorsque Moon était plus jeune, elle décida un jour de se faire appeler autrement. « Parfait, lui dis-je, et comment veux-tu que l’on t’appelle?» «Beautyheart », me répondit-elle. Mais elle n’insista pas très longtemps. Avant la naissance de Diva, Ahmet vint me voir et me dit:
«J’ai trouvé le prénom idéal pour ma petite soeur» - car il était convaincu qu’il aurait une petite soeur. Je lui dis: « Très bien et lequel» ? Il me répondit: «Bone sauce» (« sauce à l’os» en français). J’ai préféré l’appeler Diva parce qu’à l’hôpital elle hurlait plus fort que les autres bébés.

9.
PLAYBOY: On est toujours étonné de savoir que vous avez composé et travaillé avec les meilleurs orchestres symphoniques au monde. Quel rapport y a-t-il entre le rock et la musique classique?
ZAPPA: Je ne pense pas que la musique classique ait quelque chose à voir avec le rock. Lorsque j’écris une composition pour orchestre, je sais très bien que celle-ci sera jouée devant un public rock et non devant un parterre de mélomanes. Aux Etats-Unis, chacun écoute la musique qui correspond à son style de vie. Si vous êtes un jeune type branché aux cheveux courts, c’est sûr, vous n’allez pas assister à un concert de musique country, même si au fond de vous-même vous aimez cette musique. Chacun reste bien sagement dans sa petite boîte culturel le Pour ceux qui ont du mal à comprendre comment tourne le monde, c’est plutôt rassurant.

10.
PLAYBOY: N’êtes-vous pas un peu une exception dans votre milieu, aussi à l’aise comme spectateur de l’orchestre philharmonique de L.A. qu’à un concert de rock?
ZAPPA: En fait, je ne vais ni à l’un ni à l’autre. Je ne trouve pas le Philharmonique de Los Angeles si bon que cela et son répertoire si excitant. Je ne vais pas davantage aux concerts de rock parce que je ne suis pas intéressé par ce qu’on y joue. Je me déplacerais volontiers pour écouter le Chicago Symphony Orchestra jouer Arcana d’Edgar Varèse mais je sais que ce n’est pas près d’arriver. Boulez est mon chef d’orchestre préféré. Beaucoup de gens le trouvent trop intellectuel. J’aime les directions d’orchestre très rythmées et je sais que Pierre Boulez est sensible avant tout au rythme.

11.
PLAYBOY: Vous arrive-t-il d’être en costume-cravate ou, même, d’endosser un smoking en certaines occasions?
ZAPPA: Vous savez, je possède beaucoup de costumes et des tas de cravates. J’ai même un smoking, mais je le porte très rarement. J’ai un costume de chez Giorgio Armani et un autre de chez Yves Saint-Laurent. Un jour, j’ai été recevoir l’oscar du meilleur disque de l’année, en costume mais sans chemise en dessous. Essayez donc. Vous verrez, l’effet est super! Surtout si vous êtes bronzé.

12.
PLAYBOY: Que pensez-vous de l’état actuel du rock?
ZAPPA: L’état des radios détermine l’état du rock. Une société plus saine ne tolérerait jamais ce qui se passe aujourd’hui. J’ai l’impression que la plupart des gens ici aiment, adorent ce que l’on entend à la radio. Ils sont vraiment débiles. Les disques qui marchent le mieux en ce moment sont bien faits mais ils ont tous le même son. J’ai une bonne oreille mais j’avoue avoir du mal à faire la différence entre un disque de Reo Speedwagon et un disque de Journey. Ils se ressemblent tous parce que la politique actuelle du disque veut cela. Les thèmes et les mélodies sont archi-rabâchés. Et les radios vous réservent ça nuit et jour.

13.
PLAYBOY: Quel genre de lettres recevez-vous?
ZAPPA: Une partie du courrier que je reçois est plutôt chaleureuse, mais j’ai aussi pas mal de lettres du style «j’ai un problème, pouvez-vous m’aider?» Certaines personnes m’écrivent aussi en me donnant des interprétations complètement tordues des paroles de mes chansons. Comme ce type qui, l’autre jour, pensait que Ronnie et Kennie, les deux héros de ma chanson intitulée «Idiot bastard son », n’étaient autres que Ronald Reagan et Ted Kennedy!

14.
PLAYBOY: Vous avez déclaré que votre public préféré était le public newyorkais et que vous vous sentiez plus à l’aise sur la côte Est. Dans ce cas, on ne comprend pas bien pourquoi vivez- vous à Los Angeles?
ZAPPA: Vous rendez-vous compte de tout l’espace qu’il me faut pour travailler et créer? Savez-vous quel fric cela me coûterait d’occuper les mêmes surfaces à Manhattan? Vous ne pouvez pas imaginer! Je possède ici un magnifique jardin avec des arbres, une belle pelouse et une piscine qui fait le bonheur de mes enfants. Je n’aime pas Los Angeles mais j’y habite à cause de mon boulot: mon studio d’enregistrement n’est qu’à dix minutes d’ici. Mais je n’aime pas du tout les gens qui habitent en Californie ni leur façon de vivre. C’est tellement triste! Ils prétendent être cultivés alors qu’il n’y a aucune vie culturelle ici. Je préfère rester à la maison parce que je peux vous assurer que chez moi, au moins, il se passe des choses ! Je ne me mêle pas aux célébrités locales et je ne vais jamais aux fêtes où je suis invité.

15.
PLAYBOY: On affirme que vous êtes un fétichiste des petites culottes. On dit aussi que, pendant vos concerts, vous encouragez les femmes à vous envoyer les leurs sur scène. Est-ce vrai?
ZAPPA: Eh bien, il y a quelques années, lors d’un concert à Philadelphie, une fille s’est approchée de la scène et a retiré sous nos yeux sa petite culotte bleue. Je savais que mon batteur et un autre type de l’orchestre aimaient renifler les sous-vêtements féminins. Aussi, j’ai poussé mon batteur vers la fille afin qu’il renifle sa petite culotte. C’est ce qu’il fit, avec l’approbation du public. J’ai su, de source sûre, que l’odeur du slip en question avait failli être fatale à mon musicien... Constatant que le public avait beaucoup apprécié ce petit numéro improvisé, je décidai peu après de proposer chaque soir à des jeunes filles d’en faire autant. Mais je remarquais en même temps que la plupart des filles qui venaient assister à mes concerts portaient des pantalons. Afin de les aider, je leur expliquais comment il fallait s’y prendre pour retirer sa petite culotte sans enlever son pantalon. Pour celles qui portaient des toutes petites culottes, je préconisais de déchirer l’un des côtés et de les retirer par une jambe. Pour celles qui étaient vêtues de culottes hideuses en coton, je leur enjoignais d’aller les retirer dans les toilettes. J’ai pu ainsi récupérer des centaines et des centaines de petites culottes. J’ai tout donné à une artiste du Colorado, Emily James, qui est en train d’en faire une oeuvre d’art qui sera peut-être un jour exposée!

16.
PLAYBOY: Prenez-vous de la drogue?
ZAPPA: Non. Pas plus que je ne conseillerais à quelqu’un d’en prendre. Je pense qu’elles sont nuisibles et je ne tolère pas que mes musiciens se droguent. Lorsque je l’apprends, je les fous à la porte, non pas parce que je veux réglementer leurs vies privées mais parce que, si vous êtes arrêté avec des stupéfiants - spécialement en Europe - vous vous retrouvez tout de suite en taule. Les drogues ne m’impressionnent pas. Avez-vous déjà essayé de discuter avec un camé? Généralement, il n’a rien à dire. Je ne veux pas dire par là que je sois particulièrement friand des grandes discussions. Bien au contraire. J’aime bosser, c’est tout. En fait, les seules fois où il m’arrive de parler longtemps avec quelqu’un, c’est pendant les interviews. Avec mes musiciens, moins j’en dis, mieux je me porte. L’écrasante majorité des gens de ce pays se défonce. La drogue permet de fuir les vrais problèmes.

17.
PLAYBOY: Vous n’avez aucun vice?
ZAPPA: Si. Je fume entre un paquet et demi et deux paquets de cigarettes par jour et j’ingurgite des litres de café quotidiennement. J’aime bien aussi le bon vin et de temps en temps un verre de whisky.

18.
PLAYBOY: Le rock ne serait pas le rock sans ses groupies. Pensez-vous qu’elles favorisent ou qu’elles entravent la création musicale?
ZAPPA: Dans toutes les salles de concert, vous rencontrez des filles qui viennent pour sauter les musiciens et qui se contrefichent de ce que vous pouvez jouer. Elles font partie des meubles. Je suis content qu’elles existent parce qu’elles s’occupent des musiciens et de l’équipe des machinistes. Ça apaise les tensions en tournée. Cela dit, personnellement, ce genre de filles ne m’intéresse pas du tout mais je suis ravi que les autres en profitent. Moi, je préfère les filles qui ont quelque chose dans le crâne et qui savent s’en servir. Je me souviens de cette groupie sur laquelle j’ai écrit une chanson. Elle ne voulait pas faire l’amour avec un musicien avant que celui-ci ne lui chante son plus gros succès. Pourquoi pas, après tout?

19.
PLAYBOY: Etes-vous membre d’un club?
ZAPPA: Oui. J’appartiens à l’Association du Greater Zoo de Los Angeles. C’est tout.

20.
PLAYBOY: Les gens ont généralement de vous l’image d’un type cinglé par qui le scandale arrive. Est-ce juste une image?
ZAPPA: C’est vrai que je suis un peu cinglé et que ma façon de vivre peut sembler scandaleuse mais pas dans le sens où les gens l’imaginent. Aujourd’hui, si vous bossez comme une bête pendant dix-huit heures et que vous aimez ça par-dessus le marché, les gens trouvent cela scandaleux. Et en plus, si vous ne vous compromettez pas dans des trucs merdiques et si vous faites juste ce qui vous plait - ce que j’essaie de faire dans la mesure de mes moyens - vous passez vraiment pour le dernier des cinglés!

Article : ?
Parution : PLAYBOY vol. 11 de novembre 1983
(j'avais bien pensé mettre la photo de la dame de la page centrale ou alors l'interview d'Eddy Mitchell du même magazine mais de peur de vos réactions et étant indécis...)