

a génération a appelé de ses voeux
une sorte d’oecuménisme musical qui aurait vu fusionner tous les
genres dans des productions utopiques, hybrides de jazz, de chanson et
de « tradition ». Nous sommes quelques-uns à avoir
pensé que le rock pourrait être le creuset de cette fusion
et, de fait, il l’a été un temps (celui qui a vu
naître des mouvements comme le jazz-rock ou le rock «
progressif » dans tous ses états, des « oeuvres
» comme « Lizard », « The Tales From The
Topographic Oceans », « Timewind », le « Third
» de Soft Machine ou « Septober Energy » de Keith
Tippett). Mais les cloisonnements de tous ordres ont tenu bon et l’on
parle toujours de jazz, de rock, de musique contemporaine, sinon comme
de chapelles, voire de sectes, du moins comme de domaines qui, dans
leur production comme dans leurs modes de fonctionnement respectifs, se
prétendent autonomes et disjoints. Avec une persistance d’un
mépris hautain de celui-ci envers ceux-là, Deux seules
victoires, mais non négligeables, dans ce combat avorté :
d’une part, la diffusion de l’éclectisme et sa reconnais sance
par les tenants du « pouvoir culturel » comme autre chose
qu’une perversion du goût qui se manifeste par la présence
côte à côte dans nos discothèques de Bach,
Monk, Mahler et les Stranglers, de Ferré, Steely Dan et
Penderecki (au hasard) d’autre part, l’épanouissement ou la
persistance et le succès (tant commercial qu’esthétique)
de quelques personnalités fortes et rebelles aux classifications
comme Miles Davis, David Bowie, Vangelis Papathanassiou. Et, bien
sûr, Frank Zappa.
otre dernière rencontre avec Zappa remonte à
l’époque où il se promenait avec, dans ses cartons, les
partitions orchestrées de « Bon In Dacron », «
Voööol », « Sad Jane » et « Mo’n’
Herb’s Vacation » (ces deux dernières constituant
l’essentiel de l’album enregistré par le London Symphony
Orchestra). Nous avions été, au printemps 80, parmi les
premiers au courant des espoirs que Zappa mettait dans une
collaboration avec Pierre Boulez. Et depuis lors, nous attendions
l’avènement.
II y a donc d’abord eu l’album du London Symphony Orchestra, volume 1
d’une série de deux, dont nous reparlerons lorsqu’ils seront
distribués en France, donc accessibles à tous. Puis le
« concert américain » de l’Ensemble
Intercontemporain, en présence du compositeur qui nous a
accordé une interview que nous n’aurons pas, comme certain
confrère, l’outrecuidance de qualifier d’exclusive.
TRAVAIL
ET FAMILLE
R & F —
Sais-tu que Pierre Boulez avait, il y a quelques années, une
bien piètre opinion des musiciens de rock ?
F.Z. — Non. Mais il avait
raison. En fait, les médiocres sont en majorité dans le
rock. Mais je crois que Pierre Boulez n‘est pas plus tendre avec les
musiciens « contemporains ». Aucun domaine n’a le monopole
de la qualité. Partout il y a des chefs-d’oeuvre et de la soupe.
De même, aucun domaine n’est globalement acceptable par tous.
Vous écoutez ce que vous aimez, l’important c’est que vous
puissiez avoir accès à tout ce que vous êtes
capable d’aimer, sans barrières culturelles ou sociales.
R & F — Tu reconnais
cependant qu’il y a des domaines séparés ? Que le rock et
la musique contemporaine ne flirtent guère ensemble.
F.Z. — Bien sûr,
mais je n’appartiens ni à l’un ni à l’autre. Je ne suis
pas une rock star, et je ne joue aucun rôle dans les institutions
de la musique sérieuse.
R & F — Le fait
d’appartenir à l’un ou l’autre monde est-il d’ordre
esthétique, ou économique, ou simplement technique comme
le fait de savoir ou non « écrire » la musique?
F.Z. — Je crois que
c’est d’abord un problème d’attitude, une sorte de sentiment
d’appartenance. Un choix de vie : être un musicien classique, de
jazz ou de rock peut avoir moins de rapport avec la musique que l’on
produit qu’avec le look que l’on se donne. Ce type de choix m’est
étranger.
R & F — Les paroles
de tes chansons et l’éclectisme de ta musique semblent
marqués par le souci d’éduquer le public...
F.Z. — Je n’ai aucun
souci didactique, ce n‘est pas mon boulot d’éduquer l’auditeur.
J’écris et je joue la musique qui me plaît, et si les gens
aiment ça, tant mieux. Mais le plus important pour moi, c’est
d’entendre ce que je compose. En ce qui concerne les paroles des
chansons, je ne fais qu’exprimer mon opinion. Je crois qu‘il vaut mieux
parler des choses qui m‘importent vraiment, qu’elles soient sociales ou
politiques, plutôt que d’écrire la millionième
chanson d’amour.
R & F — N’as-tu
jamais envisagé d’écrire un opéra?
F.Z. — Si, mais il est
déjà tellement compliqué de parvenir à
faire jouer de petites pièces que j’ai renoncé. J’ai
écrit une comédie musicale. Mais je rêve souvent
d’un opéra où je mettrais en scène la Grande
Catherine en train de faire l’amour avec un taureau, un tableau d’une
grande intensité dramatique dont je m‘étonnais
auprès de Pierre Boulez qu’il n’ait pas encore été
exploité par un compositeur lyrique.
R & F — Varese, que
tu admires, s’est toujours senti concerné par l’avenir de la
musique. Quel est-il, à ton avis ?
F.Z. — Je ne sais pas et
je m’en fous.
R & F — Il semble
qu’il était très concerné par le progrès
technologique.
F.Z. — C’est vrai, mais
c’étaient les balbutiements de la technologie, c’était
avant l’invasion japonaise. Personnellement, je ne vois dans la
technologie qu’un instrument plus efficace, plus pratique, plus
précis pour atteindre un but, réaliser une tâche;
l’instrument importe peu, que ce soit un synthé, un ordinateur
ou un manche à balai, c’est le résultat qui compte. J’ai
en vers la technologie la même attitude qu’envers toute forme de
prétendu progrès ou de mode. Tout dépend de ce
qu’on en fait, de comment on le contrôle, d’où l’on va
avec.
R & F — Pourquoi tes
disques ne sont- ils plus distribués?
F.Z.
— Je suis en
procès avec CBS International parce qu’ils m’ont retenu environ
15 % de ce qu’ils me devaient au moyen de techniques comptables
très... « créatives ». Mes relations avec le
groupe CBS ne sont pas excellentes. En ce qui concerne le concert avec
Pierre Boulez, par exemple, Joe Dask, directeur du département
classique de CBS (US), a répondu à mon manager qu’il y
avait si peu d’intérêt à en registrer cette musique
qu’il n’accepterait d’en faire un disque qu’à condition que je
lui laisse gratuitement les bandes avec le London Symphony Orchestra et
qu’il ne me verserait qu’un cinquième des royautés
habituelles. En fait, c‘est non seulement irrationnel — car il y a une
demande — mais c’est en plus une méprisable revanche par rapport
au fait que je fais un procès à CBS International. Et un
affront personnel à mon égard en tant qu’artiste, un
camouflet qu’il ne se permettrait pas avec aucun autre. Pourquoi moi ?
Où est l’étude de marché qui permet à CBS
de prétendre que ce disque serait une mauvaise affaire
commerciale ? Non seulement son coût serait sans commune mesure
avec celui d’un disque de rock ou de musique symphonique, mais en plus,
du fait qu’une part non négligeable de mon public « rock
» pourrait s‘y intéresser, il aurait toutes les chances de
dépasser les scores habituels des disques classiques.
R & F — Y a-t-il
quelque chance que le disque soit publié par une autre compagnie?
F.Z. — J’essaie
actuellement de persuader EMI à Londres, mais je ne dispose pas
de beaucoup de temps. J’essaie aussi de négocier une
distribution pour tous mes disques, mais ce n’est pas facile car je
n’ai jamais été à la mode, et il semble bien que
je le sois de moins en moins. Les compagnies ne me considèrent
pas comme un bon investissement, et je n’ai pas l’intention de leur
donner mes disques pour rien.
R & F — N’est-ce pas
un cul-de-sac ?
F.Z. — C’est un passage.
L’album symphonique avec le L.S.O. ne devrait pas tarder à
être distribué mondialement. Je pense que tout sera
arrangé avec la sortie du deuxième volume.
R & F — Où en
sont les projets de rééditer tous tes anciens albums?
F.Z. — J’ai eu de
mauvaises surprises. Quand j’ai récupéré les
masters des albums Verve, l’oxyde tombait des bandes, j’ai dû
tout remixer à partir des bandes studio. - J’ai
déjà remixé « Lumpy Gravy », «
We’re Only In It For The Money» et « Absolutely Free
», je pense qu’un premier coffret sera bientôt prêt.
J’ai toujours l’intention de TOUT ressortir petit à petit.
R & F — As-tu
décidé d’arrêter de jouer du rock?
F.Z. — J’ai
décidé de ne plus tourner. Je peux être
amené à faire quelque concert isolé aux USA, mais
plus de tourné. Plus de groupe. Je vais faire de plus en plus de
musique électronique, c’est plus facile de la faire jouer et il
n‘y a jamais de fausse note ! Je continue aussi d’enregistrer des
albums chez moi avec des musiciens choisis en fonction des besoins.
J’ai un album de rock qui doit sortir dans quelques semaines. Il
s’intitule « Us Or Them » ("Eux ou Nous") et Dweezil, mon
fils, y prend deux formidables solos de guitare. Et Moon y chante sur
un morceau. —
JEAN
MARC BAILLEUX
Article
paru dans le Rock & Folk N° 112 de mars 1984
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