uand le premier album des Mothers 0f Invention, « Freak Out », sortit en 1966, il ne laissa personne indifférent tant les compositions étaient originales le mot est faible. On aimait. Ou on détestait. Impossible de rester mitigé. Cependant, l’intérêt du public fut suffisamment éloquent pour justifier l’enregistrement d’autres albums, « Absolutely Free » et « Were Only In it For The Money », notamment, précurseurs d’un nombre incalculable de plages de vinyle toutes aussi surprenantes les unes que les autres. Non seulement la musique n’était pas facile à appréhender, mais les textes se voulaient également hautement allusifs. Dans sa vie au quotidien, Zappa n’hésite pas à se prononcer, à prendre la parole, dès que le sujet l’intéresse; ce qui le conduira à affronter le Parents Music Resource Center, aux Etats Unis, un organisme « bien pensant » qui aimerait tant opérer la «grande lessive » dans le monde du rock... Sur la politique aussi, que ce soit au sujet des Contras ou de l’lrangate, ce qui l’entraîne à donner son avis au cours d’interviews pour des magazines d’actualité. On est loin du rock n’roIl...

       a production discographique de Zappa est énorme; parce qu’il possède son propre studio, le Z à Cucamunga, et qu’il s’auto produit la plupart du temps. Rien ne l’arrête, aucune expérience musicale ne le rebute ; musiques de films, de ballets, avec orchestre ou chorale, concrète même. Il devient peu à peu le maître à penser d’une musique rock contemporaine en perpétuelle évolution. Touche-à-tout génial, Zappa va se lancer à corps perdu dans la musique électronique ou, plus exacte ment, dans les instruments électroniques. Ce qui ne l’empêche nullement de composer une pièce pour orchestre de chambre que dirigera Pierre Boulez, de  l’lrcam, à Paris.
Une cinquantaine d’albums donc, qui marque une carrière, une musique, un homme pas comme les autres. A quarante-six ans, Frank Zappa n’a pas fini de bousculer la scène rock internationale.

Guitare & Claviers. Difficile, dans votre dernier album en date, « Jazz From Hell «, pourtant uniquement instrumental, de s’y retrouver entre le formidable travail au Synclavier et le jeu des musiciens en chair et en os!

Frank Zappa. Ils n’apparaissent que sur un seul titre. Tout le reste a été accompli au Synclavier. C’est mon troisième album avec cette machine, les deux précédents étant « Francesco Zappa » et « Mothers 0f  Prevention » sorti l’année dernière.
— Avoir» remplacé « les musiciens par la machine, c’est une question de commodité ou l’opportunité de s’ouvrir de nouveaux horizons ?

— Un peu des deux. J’utilise toutes les techniques possibles. Ça n’a plus grand chose à voir avec le rock n’roll, mais c’est de la musique; ce qui compte vraiment pour moi.

— Vous nous avez habitués, depuis vos débuts en 1966, à ces sonorités, ces arrangements pour le moins déroutants. Avez- vous réellement un fil conducteur ?

— Avec une écoute attentive, il y a deux façons de percevoir la musique. D’abord, celle qui s’exprime en termes d’acoustique physique, à savoir: quelle est la forme d’onde qui régit tel son, son amplitude; c’est la manière scientifique. Mais on peut également se dire : quels sentiments provoque cette musique? Quelle est son odeur? Sa signification ? Le timbre de l’ensemble, voilà ce qui prévaut, qu’il s’agisse de rock n’roll ou de musique de chambre. C’est le timbre qui indique le plus souvent comment interpréter le reste des données. C’est là que le Synclavier m’offre une grande souplesse de travail puisque je peux appliquer, en une fraction de seconde, divers timbres à une composition, comme ça, pour voir. Qu’est-ce que la musique si ce n’est un peu d’espace- temps décoré, enluminé ?

— N’éprouvez-vous pas de difficulté à composer, en partant d’idées aussi abstraites ? Je veux dire, savez-vous toujours ce que deviendra telle ou telle programmation de la machine ?

— Non, pas toujours. Parfois, je ne fais qu’appliquer des calculs mathématiques à un flot de données. Mais, le plus fabuleux avec cette machine, c’est le nombre des moyens d’expression mis à votre disposition pour entrer des données ; que ce soit au clavier, à la guitare, ou tout simple ment en dactylographiant des données grâce à un logiciel utilitaire, le Script, voire même à l’aide de ce qu’on appelle la page G où l’on se trouve confronté à des colonnes de chiffres bruts.

— Ne croyez-vous pas qu’un jour vous en aurez fait le tour ?

— Non, je ne vois pas pourquoi. Chaque jour, ou presque, apporte son lot de découvertes, de nouvelles frontières à explorer. Et, sans arrêt, j’accrois les possibilités du système en y connectant de nouveaux modules. C’est véritablement sans fin.

— Quelles sont les musiques que vous écoutez avec plaisir?

— La musique bulgare, indienne, arabe et tibétaine... La musique de votre Renaissance, les compositions pour luth, et également la plupart des compositeurs du début du XXe siècle, avant que l’aspect économique, pour ne pas dire mercantile, ne prenne le pas sur l’art. Je n’apprécie pas trop la musique de cow-boy... Je préfère le rhythm n’ blues, certains vieux trucs de heavy metal comme les premiers Black Sabbath. J’aime même le disco pourvu qu’il soit intelligent et bien produit.

— Le musicien de longue date que vous êtes voit-il une nette évolution chez les guitaristes, disons depuis les années 70 ?

— J’ai l’impression que, de nos jours, l’imitation prévaut. Je crois que le nombre de singeurs est infiniment plus élevé actuellement. On trouve quelques rares guitaristes vraiment originaux et un nombre incalculable de types qui ne rêvent que d’être Eddie Van Halen à la place d’Eddie Van Halen ! Un peu comme s’ils se disaient:
« Si Eddie le fait, pourquoi n’en ferais-je pas autant et, avec de la pratique, en jouant plus vite encore ? ». Voilà leur motivation première. Il existe peut-être des musiciens réellement créateurs qui n’auront jamais l’opportunité d’enregistrer un disque. Aujourd’hui, on a le sentiment que cette possibilité d’enregistrer s’effectue selon deux critères principaux pour ne pas dire primordiaux: premièrement, à quoi ressemblez-vous ? et deuxièmement, combien de traits d’Eddie pouvez-vous jouer ? Si ce n’est pas le cas, alors vous n’avez aucune chance.

— Vous-même appréciez ce que fait Eddie Van Halen. Que reprochez-vous aux prétendants au trône ?

— Qu’ils ne voient que le superficiel de son travail, ce que j’appellerais la gymnastique. Eddie, lui, a une technique qui lui est propre, que je n’avais jamais vue auparavant. Il en a un tel contrôle, ça ne paraît jamais forcé. Voilà ce que j’apprécie chez lui.

— N’avez-vous pas le sentiment que votre implication dans les synthétiseurs vous a quelque peu éloigné de la guitare, de sa pratique ?

— Je jouerais davantage de guitare aujourd’hui si j’étais à l’aise avec l’interface guitare du Synclavier, ce qui n’est pas le cas. Je l’ai essayée à divers stade de son développement, j’ai testé des tas d’autres interfaces, aucune ne m’a paru confortable. Il ne suffit pas de jouer ! Il y a tant de données à introduire, de toute façon, via le clavier. Si un jour on me présente un système qui me permet de tirer du Synclavier ce que j’en espère sur un concept véritablement « guitaristique », alors je m’y intéresserai. La majeure partie de ce que je compose avec cette machine n’a pas grand-chose à voir avec la guitare. Je me sers d’échantillonnage de guitare classique, mais il n’y a rien, dans les compositions qui en résultent, qui s’apparentent à un jeu de guitare.

— En raison de la nature des données que vous y introduisez, cette musique serait- elle encore jouable à la guitare ?

— Ce que j’aime, quand j’ai accès à une machine qui joue des trucs impossibles, c’est justement m’assurer que la composition issue de l’usage de cette machine comprend au moins quelques-unes de ces impossibilités. Maintenant, savoir si ça pourrait être repris à la guitare, ce serait certainement non car on peut, sur les synthétiseurs et échantillonneurs, sortir de l’étendue des six cordes de la guitare, que ce soit dans les graves ou dans les aigus. Sans oublier les sauts d’intervalle physiquement impossible sur un manche, ou les traits joués à une vitesse véritablement inhumaine.

— Vous ne goûtez guère le principe qui consiste à échantillonner un disque, un quelconque son déjà enregistré...

— Je crois que c’est parfaitement malhonnête. Si vous en avez l’autorisation, parfait... Personnellement, je fais imprimer sur tous mes disques une petite note « Echantillonnage interdit sans autorisation ». Il me semble que ceux qui échantillonnent les disques compact devraient vraiment s’en abstenir.

— Comment expliquez-vous cette évolution qui vous a conduit à devenir l’utilisateur permanent d’un système synthé ?

— Comme je le disais précédemment, je m’intéresse d’abord à la musique et, en ce qui me concerne, les sons de synthèse ne constituent pas forcément ce qu’il y a de plus passionnant. J’aime cette idée d’obtenir des sons d’instruments réels aux quels le fais jouer une musique incroyablement compliquée sinon impossible. Les séquences qu’on peut entendre à mes concerts sont plutôt édulcorées... disons plus accessibles que les arrangements purement mathématiques et étranges que je garde pour l’instant en réserve ou que j’utilise de temps à autre dans mes disques. Pas vraiment de quoi battre du pied en mesure ! Cela étant, ce n’est pas d’aujourd’hui que j’utilise abondamment les effets spéciaux.

— Comment composez-vous au Synclavier ?

— L’idée générale démarre souvent par diverses théories musicales ; je me demande alors ce qu’il adviendrait si je faisais telle ou telle manipulation, et quelles sont les limites physiques de ce qu’un auditeur peut comprendre en termes de rythmes, de « données universelles », tout en percevant l’ensemble comme une composition musicale.

— Avant le Synclavier, avez-vous jamais utilisé, de façon régulière s’entend, des synthétiseurs pour reproduire des sons d’instruments ?

— Je possédais un matériel analogique, comme le système modulaire E-mu, que j’exploitais pour délivrer d’énormes sons de cuivres notamment.

— L’approche analogique vous convenait- elle ?

— Du point de vue sonorité, je n’avais pas de problème. Ce qui m’a plu, immédiatement, sur le Synclavier, c’est la possibilité d’imprimer à tout moment, facilement, rapidement, des partitions; ce qui m’évitait d’avoir à transporter partout des tonnes de papiers. Avec le Synclavier, il suffit d’introduire la musique pour que l’imprimante vous sorte les portées à la demande ! C’est également une bonne façon de réunir, avec clarté, des idées musicales, des arrangements. Ce ne sont donc pas vraiment les possibilités de création sonore qui m’ont attiré. Mais quand le module d’échantillonnage a été commercialisé, ça a quelque peu changé mon optique.

— Que connaissez-vous, techniquement, de votre machine ?

— Je fais la saisie de ma musique, un peu d’échantillonnage. Le reste est effectué par, ou avec l’assistance de, Bob Rice. Il y a quatre ans, quand j’ai acheté le Synclavier, j’ai été, comme tous les nouveaux propriétaires de gros système j’imagine, horrifié par le volume du mode d’emploi. Et d’ailleurs, je ne l’ai jamais lu ! Je voulais écrire de la musique, pas devenir programmeur informatique ! Et je ne saurai probablement jamais comment rédiger un seul programme. J’ai simplement appris à introduire les notes, y passant le plus clair de mes jours et de mes nuits ! Ce truc devient une véritable drogue. Mais si vous aimez la musique et que vous désiriez écrire une partition puis presser un bouton pour l’entendre immédiatement, c’est ce type de machine qu’il vous faut.

— On est loin de la guitare...

— Comme je le précisais précédemment, je n’aime pas l’interface guitare du Synclavier ce qui n’empêche pas d’ailleurs Pat Metheny d’en tirer parti. Il faut posséder une technique guitaristique à toute épreuve, ne pas se permettre la moindre imprécision, ce qui reste loin de mes possibilités. Je ne suis pas un fanatique de la guitare. J’en joue si j’y suis obligé. C’est pourquoi je ne pratique jamais cet instrument.

— Quels guitaristes vous ont vraiment, disons; touché ?

— Johnny Guitar Watson, Elmore James, Guitar Slim, B.B. King à ses débuts, Wes Montgomery, Allan Holdsworth…

Il y a un monde entre Guitar Slim et Allan Holdsworth...

— Quand j’écoute une musique, j’en apprécie la substance et pas nécessairement le style. Certains guitaristes de bluegrass m’ont également étonné, Quand vous écoutez le jeu de Montgomery, par exemple, c’est l’homme que vous percevez à travers son jeu. Même chose pour Allan Holdsworth. Il impliqué sa personnalité, son individualité, dans sa musique, et je n’y vois aucune frime. C’est ce qui manque à ces guitaristes qui se croient aux Jeux Olympiques de la rapidité sur le manche. Je ne vois pas là grand-chose de musical.

— Les goûts et éventuellement le style musicaux de vos enfants vous ont-ils influencé, d’une façon ou d’une autre ?

— Le conflit des générations ? Non. Dweezil a commencé à jouer de la guitare à douze ans et sa première idole, avant Eddie Van Halen, était Randy Rhoads, dont je ne connaissais guère le jeu. Mais quand je joue de la guitare ce n’est certainement pas pour amuser Dweezil. Comme je n’y ai pas touché depuis au moins deux ans, j’imagine que je ne joue pas pour amuser qui que ce soit.

— La tendance actuelle des styles guitaristiques vous renforcent dans les sentiments que vous portez à l’égard de ces musiciens ?

— Que puis-je répondre ? Tout ce que je dis sur la musique actuelle repose sur ce que j’ai pu en entendre. Comme je n’ai pas de disques de ce genre, que je ne fréquente pas ce type de concerts, mon expérience se limite à ce que j’entends sur l‘autoradio de ma voiture avant de l’éteindre. Ou, plus rarement, à ce que j’entrevois sur MTV, de temps à autre. Je ne suis pas un amateur de tout cela. Je suis donc obligé de parler en termes généraux. Le concept d’improvisation, ce qui constitue la progression normale d’une composition, n’existe plus sur la scène pop. C’est là une des pertes majeures des années 80.

— Pensez-vous qu’en raison de ce « climat » général, il devient de plus en plus difficile d’exister pour un musicien comme vous ? Un «Mother 0f Invention » aurait-il la possibilité d’apparaître en 1987 ?

— Peu de chance, en effet. En ce qui me concerne, je continue à faire ce que j’ai toujours fait. En revanche, ça devient ardu d’accéder à une telle musique, qui n’a pas les faveurs des radios, pour l’auditeur moyen. Personnellement, je n’y passe que très rarement. Quant à la télévision, l’apparence physique de la personne reste primordiale ainsi que tout le côté promotionnel qui l’accompagne. Le tournage d’un clip vidéo entraîne des frais énormes qui dépassent parfois le budget de conception d’un album entier Comme je m’autoproduits, il m’est impossible de dépenser beaucoup d’argent pour ce genre de chose.

— Pour You Are What You Is, vous avez pourtant tourné un clip ?

— Oui, et c’est le seul que j’ai jamais tourné. Simplement parce que CBS International le finançait pour le diffuser un peu partout dans le monde. A vrai dire, les images montrant Reagan sur la chaise électrique n’ont pas favorisé sa diffusion aux Etats-Unis... C’est une bonne vidéo...

— Lors du dernier concert de votre tournée 1984, votre fils vous a rejoint sur scène pour un chorus à deux guitares. Aviez-vous longuement répété ?

— Non pas du tout. J’étais en tournée depuis six mois, tournée qui s’achevait chez nous, à Los Angeles, au UniversaI Amphitheatre. Je savais qu’il voulait monter sur scène et qu’il avait travaillé de son côté. Il avait déjà joué sur l’album, aussi connaissait-il le titre. Il est simplement venu l’après-midi du concert pour la balance et pour installer son matériel. C’est d’ailleurs la seule et unique fois où nous avons joué tous les deux ensemble sur une scène.

— Combien de temps Dweezil a-t-il travaillé la guitare avant de vous rejoindre sur scène lors de cette tournée européenne ?

— Un peu plus d’un an. Il a joué sur un titre, de heavy metal, Stevie’s Spanking, extrait de l’album « Them Or Us «qu’il avait d’ailleurs enregistré avec nous en studio. Sur scène, comme je dirigeais, j’ai dû briefer quelque peu le groupe. Bien que Dweezil montre une excellente dextérité, il a encore quelques problèmes rythmiques dans son jeu, à l’image de tous les débutants. Il était égale ment limité à un certain nombre de tonalités et j’ai dû modifier en conséquence les arrangements du titre pour qu’il se sente parfaitement à l’aise. Je lui avais donné quelques conseils pour revenir à la tonalité originelle, ce genre de choses... Ce n’est pas si facile de jouer dans ces conditions avec son fils sur scène. Mais il a beaucoup évolué par la suite. Il travaille vraiment dur, au moins cinq heures par jour, dès qu’il a un moment de libre.

— Il a étudié avec Steve Vai...

— Oui, à ses débuts. Steve lui a montré quelques accords, des gammes, comment opérer des liaisons de tonalités, des truc de ce genre. La mécanique de base pour acquérir dès le départ de bonnes habitudes.

— Revenons à votre travail personnel sur les synthétiseurs. Avez-vous songé à jouer sur scène avec le Synclavier ?

— On y a réfléchi à une époque mais mon agent a craint l’échec, commercial s’entend. Vous savez, si on le faisait, je n’aurais qu’à monter sur scène, appuyer sur le bouton» Start «et le Synclavier prendrait tout en charge. Alors, la question est: qui paierait un billet d’entrée pour voir ça ? Personne, très probablement. J’ai toujours pensé qu’un concert devait se faire avec un groupe, pour offrir un véritable spectacle. Mais aujourd’hui, je suis tellement impliqué dans le Synclavier que je n’éprouve plus aucun intérêt à revenir à ce type de musique. Du moins pour le moment...

— Si vous aviez le choix de travailler avec des musiciens ou avec des machines...

— Sans hésiter j’opterais et j’opte pour la machine. Le problème, avec les musiciens, c’est qu’ils font ça pour gagner leur vie, il faut donc les payer ! Ce qui devient de plus en plus coûteux. Je ne les engage donc que ponctuellement, lors des tournées. Pour travailler, je préfère le Synclavier.

Artucle paru dans le Guitare & Claviers N°73 d'avril 1987