Je me suis laissé dire que vous aviez commencé comme batteur..

Mais tout le monde sen fout... En fait, je voulais tellement faire partie d’un groupe de rock. Or, la seule chose que je savais faire se résumait à taper maladroitement sur deux bongos coincés entre mes genoux. Cela dit, j’ai toujours aimé le son de la batterie, des percussions. De là à m’honorer du titre de batteur, il y a un pas que je ne franchirai pas ! C’est vrai que je sais toujours me servir de baguettes, que je peux exécuter des rythmes avec mes mains, mais j’ai une tellement mauvaise coordination entre les membres supérieurs et inférieurs que je ne saurais prétendre à quoi que ce soit en ce domaine.

Autre anecdote tout aussi croustillante, vous avez fait partie d’un marching band (fanfare)?

Vous savez, quand on joue de la batterie, on a peu d’opportunité en dehors de la fanfare de l’école. Défiler avec cet horrible instrument marron et gris, quelle horreur ! D’autant qu’il fallait jouer des heures durant, tout au long du match de football ! Merci, le prof de musique qui m’a convaincu de m’inscrire dans cette fanfare.

Votre musique s’appuie sur des rythmes particulièrement complexes. Quelles ont été vos influences ?

Vous parlez de la polyrythmie, je suppose. A vrai dire, je ne sais pas quoi vous répondre. Si la plupart des gens ne s’en servent pas, c’est parce qu’ils ne la possède pas naturellement. Au reste, d’autres compositeurs ont exploré ces différents domaines. C’est ainsi qu’un jour j’ai connu le choc de ma vie quand on m’a fait écouter un album d’un groupe hollandais le Ballet méchanique de George Antilles. J’aurais juré l’avoir écrit ! A cause des rythmes... C’était exactement le genre de chose que j’aurais composées.

Ces rythmes, comment les qualifieriez-vous ?

C’est quelque chose qu’on entend, qu’on ressent. Au même titre que la plupart des gens de l’Europe occidentale tendent vers des rythmes binaires, ternaires, quaternaires, alors que dans l’Europe orientale, on se sent tout à fait à l’aise avec des mesures en 5, en 7 et en 9. Je ne vous parle pas de l’Inde où tout devient valable, de 2 à 13.

Que ce soit en concert ou en studio, quels sont vos rapports avec votre section rythmique ? Comment leur exprimez-vous ce que vous désirez?

Il faut, en premier lieu, les payer très cher. Puis se montrer extrêmement patient. Ensuite, il s’agit de leur donner un peu plus d’argent avant de se montrer encore plus patient. En gros, ça se résume à ça !

Comment décidez-vous de la composition du groupe?

Un grand nombre de facteurs entre en ligne de compte. D’abord, il faut savoir que je ne suis pas le seul à décider. Si un groupe est déjà en place, il faudra que chaque nouveau rencontre l’approbation unanime des autres. Il ne s’agit pas pour moi de faire main basse sur un type aussi merveilleux fut-il, car si les autres membres du groupe pensent que jamais ils ne pourront le supporter des mois durant sur la route, je sais d’avance que ça ne marchera pas; et parfois même, ils croient en toute bonne foi que ça va bien se passer avec un type; et, finalement, ça s’avère une catastrophe très rapidement. Ce qui est arrivé lors de ma tournée l’année dernière.

Alors, comment faire?

Le critère de sélection s’appuie sur une certaine conception de la musique et de la relation existant entre les musiciens. Il faut égale ment savoir que le niveau de pratique varie d’un instrument à l’autre. C’est ainsi que je demande beaucoup plus à un pianiste qu’au batteur, au guitariste ou au percussionniste. Quoi qu’il en soit, ils devront être d’excellents lecteurs, se montrer capables de jouer comme s’ils faisaient partie d’un orchestre symphonique.

A chaque fois qu’on aborde le sujet de la rythmique à l’intérieur de votre groupe, vous ne tarissez pas d’éloges à l’égard de Vinnie Colaiuta qui est resté à vos côtés en 1978 et en 1979.

C’est vrai qu’il a tout du mutant ! A l’époque, il me semblait que nul autre batteur au monde ne pouvait interpréter ce qu’il faisait quotidiennement ! Il avait ce talent inestimable de jouer ce que la plupart des musiciens pensent impossible à réaliser. Et il le jouait recta, si ce n’était à la première prise, c’était, au pire, au troisième essai. Invraisemblable ! Et il le faisait avec le sourire. Il l’apprenait consciencieusement, puis ajoutait son propre grain de sel. Tout cela, il le réalisait naturellement, sans se préoccuper de savoir si c’était du 5 ou du 13, comme si cela faisait partie de son métabolisme. Mais il a bien changé après avoir quitté le groupe. Il a beaucoup fait de studio, ce qui réclame un tout autre état d’esprit. Je suis bien certain qu’il demeure un excellent batteur, mais de là à perpétuer ce qu’il faisait à l’époque...

Si j’ai bien compris, le batteur archétypique qui peut battre tout en discutant le bout de gras ne vous convient pas vraiment ?

Si les gens se satisfont de ce genre de batteurs, qu’ils les bouffent jusqu’au trognon. Le summum a été atteint avec les punks où, plus on se montrait mauvais, incompétents, et plus il devenait facile d’obtenir un contrat d’une maison de disques ! J’ai vu des types rendre folles des sections rythmiques entières uniquement pour se faire remarquer et gagner un contrat d’enregistrement.

D’autres batteurs que vous appréciez?

Ainsley Dunbar, un type extraordinaire. Il pouvait rythmer n’importe quoi. J’ai eu également l’occasion d’interpréter quelques solos intéressants avec Chad Wackerman, notamment au cours de la tournée de l’année dernière. Un type qui se montre particulièrement ouvert à tout ce que l’électronique peut apporter, échantillonnage compris.

Terry Bozzio ne se gêne pas pour laisser entendre que vous avez eu du mal à le remplacer, jusqu’à ce que vous rencontriez Vinnie Colaiuta...

C’est vrai que Bozzio se montre hors du commun. N’oubliez pas qu’il fut le premier être humain à pouvoir jouer The Black Page.

Il raconte aussi comment il s’est lourdement fourvoyé en pensant devenir aussi important que vous à l’intérieur du groupe...

En fait, cela arrive à tout le monde à l’intérieur d’un groupe. La plupart des musiciens en arrivent à se dire : Merde, pourquoi on s’embarrasse de ce vieux con ? Quand je pense que je suis aussi génial et que je reste derrière ce vieux à gros nez, alors que je peux, moi, accomplir des miracles! Ça leur arrive à tous?

D’après vous, cela a quelque chose à voir avec la qualité de l’instrumentiste ?

C’est la nature humaine, c’est ainsi. Tout le monde déteste son patron, tout le monde, sans exception.

Pensez-vous que cela a quelque chose à voir avec vous ou avec votre style de musique?

Un type au sein d’un groupe n’est pas motivé pour se dépasser, pour accomplir quelque chose d’unique. Dans ce cas, chaque membre du groupe gagne sa croûte. Mais si vous entrez dans un groupe où quelqu’un, non seulement vous demande des choses que vous n’auriez jamais crues possibles, mais qui de surcroît vous aide à les réaliser, alors vous vous dites: je suis vraiment un génie , en oubliant comment vous en êtes arrivé là. Et c’est vrai qu’ils sont très bons, mais j’aimerais tout de même qu’ils reconnaissent de temps à autre que j’y suis un peu pour quelque chose, que j’ai su leur révéler leurs qualités. Vous voyez ce que je veux dire ? Je ne suis pas exigeant, finalement. Faites votre boulot et faites le bien.

Oui, mais il faut avouer que jouer avec vous, ça n’est pas comme avec n’importe quel autre guitariste...

C’est probablement vrai, mais ça n’est pas tout. Quand un type entre sur scène avec mon groupe, il bénéficie du respect que le public accorde à tous ceux qui ont animé ce groupe au fil des années, ces musiciens qui ont su montrer tant de qualités. C’est pourquoi tant de musiciens assistent à nos concerts, ce n’est pas uniquement pour le spectacle; ils attendent à chaque fois qu’on les étonne, qu’on les surprenne. Et ça fait partie de mon boulot de les étonner. Ainsi me faut-il toujours pousser mes musiciens. C’est pourquoi un type qui croit avoir simplement obtenu un bon boulot bien payé ne dure pas très longtemps à mes côtés. Et je crois que le public est en droit d’attendre qu’on soit plus qu’extraordinaire.

Un challenge permanent...

Surtout du point de vue pécuniaire ! Car offrir quelque chose de «plus qu’extraordinaire» coûte plus cher que ce que mes moyens me permettent ! C’est impossible d’équilibrer financièrement une tournée avec les musiciens que j’avais engagés en 1988. J’ai perdu 400 000 dollars. Pourtant, tous les concerts se sont joués à guichets fermés! Pourquoi ce déficit, alors ? Eh bien, nous avons répété pendant quatre mois: c’est ce qu’il faut pour être plus qu’extraordinaire. Vous payez les musiciens pour qu’ils apprennent.

Pourtant, vous ne baissez pas les bras...

Vous savez, ça fait un quart de siècle que je fais des choses plus qu’extraordinaires aux Etats-Unis et que j’en bave des ronds de chapeau. On ne passe pas ma musique à la radio, je fais des concerts à guichets fermés et j’y perds une fortune. Je forme des musiciens qui sont rapidement persuadés d’y arriver aussi bien sans moi. Qu’est-ce que cela signifie? On m’a fait des propositions pour changer totalement de monde. Un autre genre de travail. Je crois que c’est ce que je vais faire.

Voulez-vous bien nous en toucher un mot ?

Non, vous le lirez dans les journaux financiers...

Je crois que vous pourriez réussir dans toutes sortes de domaines ?

Oui, mais pas aux Etats-Unis. Avez-vous lu le chapitre sur les échecs à la fin de mon livre ? Ce chapitre aurait pu comporter 800 pages, mais je ne voulais pas m’appesantir sur le sujet...

Ce ne sont pas vos échecs, ce sont ceux des autres, de ceux qui n’ont pas cru en vos idées, en vous.

Peu importe, ce sont des projets qui n’ont pas marché. La liste en serait tellement longue ! Aujourd’hui, je crois qu’il existe d’autres endroits dans le monde où des projets intéressants et ambitieux peuvent aboutir, même si les hommes d’affaires et les publicitaires américains se montrent trop bêtes pour les réaliser eux-mêmes. Il m’est impossible de les réaliser ici ? Je les ferai ailleurs. Aujourd’hui, quand on est un compositeur, on en est réduit à se dire: «quel hobby formidable, tant que ça ne me coûte pas trop d’argent !» Alors, j’ai décidé de négocier tous mes droits de reproduction, de mes enregistrements. ..Et de quitter la musique. C’est trop dur, je ne vais pas passer le reste de ma vie à bouffer de la vache enragée et à souffrir. Je n’ai pas besoin de ça.

Certainement, mais j’ai du mal à croire que quelqu’un de votre niveau, de votre trempe quitte le monde de la musique.

C’est vrai, ça ne me ressemble guère, mais j’en suis arrivé au point de ne plus supporter ce qu’évoque la musique. Je crois que je peux détester la musique.

Vous dites ça parce que vous vous sentez actuellement déprimé, ça va passer...

Non, je ne crois pas. Il y a encore un certain nombre de choses que je dois terminer. Mais je dois avouer que mon enthousiasme en a pris un sacré coup. Combien de temps vais-je encore attendre, combien d’années vais-je perdre ! Quand je me regarde dans la glace je me dis : Qu’est-ce que je me fais chier avec tout ça !

Paru dans le magazine : MUSICIEN N° 11 de septembre 1989