ome. Chaleur de fin d’été, lumière douce caressant les murs ocre rouge de la vieille ville. Calme d’une après-midi, dans le bruissement des fontaines — Trevi, Bernini. Et puis, tard dans la soirée, la foule rieuse des gens dans la rue, cherchant la fraîcheur de la nuit, l’émotion des regards qui se croisent, prunelles de velours sombre palpitant sous les longs cils, romantisme léger qui vous fait tout oublier. Ils sont beaux, élégants et sans soucis, Une ombre passe parfois, vibration éclatée d’un freak paumé, les yeux trop fixes au fond de leurs orbites creuses. Comment peut-on songer à se déglinguer dans un climat pareil ? Quelle maladie existentielle pousse à la déchéance physique dans un tel décor ? Quelle oppression se cache derrière les éclats de rire et la comédie de ce peuple fellinien ? Pour le Français, Rome est un havre de paix, de soleil ruisselant dans les coeurs, une communauté où les regards ne se fuient pas, mais jouent entre eux, où l’on ne craint pas de parler à des inconnu (e) s, où l’on sourit.
Loin des vieilles pierres et de l’animation populaire du Transtevere et des places Farnese. Navonna, les lumières de la Via Veneto éclairent une scène bien différente. Des longues terrasses de café où des visages connus sirotent des capuccinos, des prostituées superbes couvées par les regards des chauffeurs de taxis, des maquereaux («  accatone »), la faune du spectacle.
Cinecitta à l’heure de la détente, après une journée sous les sunlights. On regarde, on est vu, la comédie ne s’arrête jamais. Dans un coin, autour d’une table, quatre personnages au visage fatigué échangent des plaisanteries en rigolant. L’un d’eux accroche immédiatement l’attention avec ses longs cheveux, sa moustache et sa barbiche familières: Frank Zappa et ses amis viennent de débarquer et se reposent

    endredi 6 septembre. Frank est debout de bonne heure et me fait écouter les bandes de son show télévisé, avant de partir pour la salle du concert. Il est arrivé de Londres la veille, en provenance de Los Angeles où il mettait la dernière main à cette émission. Elle dure une heure environ et sera programmée dans tous les Etats-Unis. Une heure de musique zappienne, avec les nouvelles Mothers of Invention — neuvième formation depuis leur création en 1964 à Cucamonga. Cette musique a été spécialement écrite pour le show télévisé, et semble s’inscrire dans la continuité de l’oeuvre de Zappa, après « Overnite Sensation » et « AposTrophe(’) ». Proche du rythm-and-blues, bourrée de soul, en particulier grâce aux nouveaux musiciens venus de cette scène, Napoleon Murphy Brock et Ches1er Thompson.

    a matinée s’écoule tranquillement, les bandes défilent l’une après l’autre sur le magnéto stéréo à cassettes que Frank trimballe toujours en voyage. Il ne prend jamais le temps de visiter un peu les endroits pourtant extraordinaires qu’il traverse, Tout entier à sa musique, il réécoute sans arrêt ses concerts enregistrés ou ses sessions en studio cherchant les points à améliorer, les structures à faire évoluer. Le résultat est connu : une présentation impeccable, une musique qui tire toute sa force de sa cohésion, de cette espèce de logique progressive contenue dans ce que Zappa appelle lui-mème « la continuité conceptuelle».

    ourtant, depuis quelque temps, on l’accuse de facilité, on lui reproche d’écrire une musique trop simple, trop commerciale. Pour donner du poids à leurs affirmations, les critiques se référent surtout aux deux derniers albums.

«  La raison pour laquelle je joue cette musique aujourd’hui, c’est parce que je l’aime, J’ai commencé en jouant du r’n’b’ (cf l’album « Ruben And The Jets», ancêtre des Sha-Na-Na et autres ABDD). Maintenant, j’aimerais jouer avec Howlin’Woff. »

 

- Chacun de tes albums aujourd’hui semble marqué par une idée directrice, Dans «Overnite Sensation », par exemple, on parle beaucoup de sexualité.

- Cet élément est présent dans cet album, c’est vrai.

- Cela a un rapport avec une certaine tendance de libération aux USA?

 

- Non, Il s’agit de trucs personnels. Comme dans l’album « Fillmore East », ou il y avait effectivement des histoires qui étaient réellement arrivées à Mark (Volman) et Howard (Kaylan). Le public aime bien entendre des chansons qui parlent de sexe: cela le concerne aussi après tout. Ce qui m’arrive avec certaine filles peut être intéressant pour un type à qui le même genre d’aventures n’arrivera pas...

- Dans l’album suivant, tu t’en prends à la gouroumanie aux USA (« Cosmik Debris « ).

- Hé, hé... je joue ce morceau depuis deux ou trois ans, mais on l’a seulement mis cette année sur un disque (« Apostrophe(‘) »).

- Il y a un rapport avec le guru Maharaj-Ji ?

- En fait, c’est pour ça que je l’ai écrit. Il est aux States depuis deux ans. La première fois que je l’ai vu sur une affiche j’ai éclaté de rire.

- On peut difficilement s’en empêcher...

- Essaie de penser à lui, pendant sa performance; imagine que durant la dernière partie de son numéro, il enlève ses couches de bébé, les arrose d’essence à briquet, et y met le feu, sur la scène… (Sourire méphistophélique du bon Frank ravi de ce nouveau croche-pied à la « râclure cosmique »)

 

 


    a matinée s’achève. Quelques photos dont celles de ses chaussures, peintes par Cal Schenkel le réalisateur de toutes les pochettes des Mothers. Déjà, il faut partir avaler un plat de spaghetti froid (« un petit fait que je replacerai dans une chanson »), répondre aux interviews des radios locales, puis se rendre au lieu du concert pour effectuer les essais de sono. C’est un palais des sports, tout rond, immense évoquant les ruines majestueuses du Colisée. Les spectacles de rock-and-roll sont les jeux du cirque de la génération coca-cola. L’ennui, c’est que ce genre d’endroit n’a pas du tout été construit pour recevoir un orchestre. Et le bruit gigantesque qui l’envahit soudain a bien du mal à être maîtrisé par les ingénieurs du son. L’un d’eux, Brian, a construit une nouvelle console, tout spécialement pour cette tournée. A peine branchée, elle explose. Affolement, Il faut en trouver une autre, plus résistante, dans le matériel de secours. Les roadies s’affairent, au milieu des amplis, des batteries, des vibraphones et des claviers. Une partie de l’installation a été louée à ELP.

    appa monte sur scène quand les autres musiciens s’y trouvent déjà, chacun réglant son instrument en liaison avec l’équipe son, perdue là-bas, très loin au fond de la salle. On échange des plaisanteries. De temps à autre, un regard se voile, un front se barre de rides lorsque l’on s’aperçoit que les échos jouent un peu trop au ping-pong entre les murs. Mais, quelle que soit leur faim ou leur fatigue. Zappa ne lâchera pas ses hommes avant d’être complètement certain que tout se passera bien comme il l‘a prévu. Cette exigence vis-à-vis de son art a parfois du mal à être suivie par ceux qui l’entourent. Et la discipline qu’il leur impose n’est pas toujours bienvenue. Les chocs d’egos sont fréquents et comptent pour une bonne part dans les innombrables changements de personnel du groupe. Frank s’assume complètement comme compositeur, auteur d’une oeuvre que d’autres interprètent avec lui. Mais ces autres ne sont souvent que des employés, salariés, et leur orgueil de musicien s’en ressent parfois durement. Ainsi, dans le dernier numéro de « Rock et Folk», Jean-Luc Ponty accuse Frank Zappa d’être un « tyran », d’imposer aux membres de son entourage un rythme de vie entièrement dirigé par lui.

« Je répondrai ainsi à Monsieur Ponty : il n’est pas un homme honnête. De tous les musiciens avec lesquels j’ai travaillé, je n’ai jamais vu quelqu’un de plus intéressé par l’argent que Jean-Luc. C’est la raison pour laquelle il n’est plus dans l’orchestre. Il a essayé de m’escroquer (« play a trick») ainsi que Herb (Cohen, le manager), et de ramasser ainsi des sommes d’argent bien plus importantes que celles allouées au reste du groupe. J’ai pensé qu’il n’était pas très gentil, car on l’avait aidé à venir aux USA, payé pour cela un avocat, et donné beaucoup d’avantages que personne dans le milieu de la musique ne lui avait offerts avant.

Aucun promoteur de jazz ni qui que ce soit n’en a fait autant pour Jean-Luc que notre société, et il nous a remerciés en nous escroquant. Et pas seulement ça : quand il l’a fait, il savait que c’était une bêtise. Quand je n’ai pas voulu marcher, il m’a dit: « Tu me donnes plus d’argent ou je m’en vais». Je lui ai répondu: «Au revoir». Il était horrifié parce qu’il n‘avait plus de boulot. Il parla à George (Duke) un peu plus tard et lui dit qu’il avait fait une erreur. Mais quand quelqu’un vient l’interviewer, que peut-il raconter ? Va-t-il admettre qu’il a fait cela? Non, il faut qu’il m ‘appelle un « tyran ».

Avant lui, d’autres avaient dit des choses semblables: Beefheart, Flo and Eddie, Roy Estrada, Art Tripp. Ils affirment tous que Zappa est terrible. Très peu de musiciens possèdent l’espèce d’auto-discipline qui est la mienne. Si tu veux avoir un groupe comme celui-là, l’emmener autour du monde et produire des bons concerts chaque fois que tu montes sur une scène, tu n’y arriveras pas en restant brouillon. II faut une discipline à l’intérieur du groupe. Certaines gens ne peuvent pas comprendre cela; d’autres le peuvent. Certains restent dans le groupe pour une raison bien simple: je leur donne beaucoup d’argent pour ça. Habituellement, si je m’aperçois qu’un musicien reste seulement parce que je le paie bien, il doit partir. Car je veux que les gens qui la jouent aiment la musique. Ils doivent la comprendre comme cela, parce que c’est le seul moyen pour qu’elle atteigne le public.

Il y a des gens qui viennent dans le groupe pour des tas de raisons. Certains disent qu’ils aiment la musique, mais ce n’est pas absolument vrai. Je vais les employer quand même, si j’ai besoin de quelqu’un à ce moment-là. Après, ils partiront. D’autres rejoignent le groupe parce qu’ils pensent: « Si je travaille avec Zappa pendant un moment, je vais devenir célèbre et j’irai faire quelque chose d’autre »…

- On a un peu ce sentiment en ce qui concerne Flo and Eddie.

- C’est exactement ça. A l’époque où ils sont venus travailler avec le groupe, ils étaient au chômage, leur formation était dissoute; ils n’avaient aucun moyen pour gagner leur vie et avoir leurs noms dans les journaux de musique. Dès qu’ils ont quitté les Mothers, le seul moyen d’avoir leur nom dans la presse a été de parler de moi. Ils n’avaient rien à offrir par eux mêmes. Ce qu’ils jouaient sur scène n’était pas d’eux: je l’avais fabriqué à leur intention.

- Tous les dialogues ?

-  Non, pas tous les mots: j’avais construit une trame sur laquelle ils pouvaient improviser. Tout ce qu’ils jouaient était ainsi structuré: quelques lyrics, puis un passage où ils pouvaient improviser; ensuite, une partie centrale comportant aussi une improvisation; et puis une fin. C’était organisé, Pour structurer cette organisation, j’ai dû étudier et comprendre leurs personnalités, afin de les intégrer à la musique. Je ne pense pas qu’ils ont apprécié le fait que J’ai agi ainsi. La preuve de tout ça, c’est que tout ce qu’ils ont fait depuis qu’ils ont quitté les Mothers n’a pas eu beaucoup de succès, artistique ou autre. . »

 

 


    ne heure et demie avant heure fixée pour le concert, les réglages de sono paraissent enfin au point. Tout le monde se précipite vers un restaurant voisin afin de reprendre quelques forces. Longue attente devant des tables vides. L’impatience grandit. Zappa s’éloigne, revient avaler une assiette de spaghetti, chaude cette fois, Le vin est amère, et l’on n’a pas le temps de se plaindre. Tout est minuté, réglé d’avance. Les impondérables, fatigue, faim ou désir subit de vraie détente doivent être oubliés. Seuls comptent les moments de travail : réglages, répétitions, concerts. Le rythme de la tournée impose à tous une existence monacale, Et la personnalité du maître, secondé par son alter ego Herb Cohen, ne permet pas les incartades, les rebuffades ou les jérémiades. Quand on pense qu’il y a des gens qui rêvent de cette vie-là...

    out autour de l’immense rotonde, le public afflue, cherchant les entrées, kids italiens ressemblant tellement à leurs frères anglais, français, américains... Jeans étroits, T-shirts bizarres, longs cheve flottants. Pourtant, dans son ensemble, cette foule est moins triste que ses semblables de nos régions. Beaucoup de sourires sur les visages bronzés. Et les filles sont belles, belles. 6 000 d’entre eux  réussissent à entrer ce soir-là. Les places sont à 2 et 3000 lires, soit 15 et 20 francs. Vues les finances actuelles des Italiens, c’est beaucoup, et de nombreux jeunes devront rester à l’extérieur, tendant l’oreille vers la masse sonore qui perce les murailles de l’imposant édifice. Sur scène, les musiciens s’installent l’un après l’autre sous les hurlements de l’assemblée. Le tumulte est porté à son comble quand apparaît Frank Zappa. Ils ont l’air décontracté comme cela, mais leur tension interne est immense: ils n’ont pas joué ensemble depuis longtemps, et c’est le premier concert de la tournée, celui qui va déterminer, d’une certaine manière, l’humeur des jours qui vont suivre. Après une brève ouverture, ils commencent par deux morceaux figurant dans « Apostrophe (‘)»: « Stinkfoot », puis « Cosmik Debris ». On retrouve cette atmosphère, familière maintenant chez les Mothers quels que soient les membres qui composent le groupe: les paroles mâchées par Zappa, entre coupées de brefs soli de guitare incisifs, les gestes impératifs qui dirigent l’orchestre, l’attention que leur portent les autres musiciens, absolument guidés par cette main, cet index précis; les sourires qui détendent parfois. Légèrement, le climat, et puis la fièvre qui monte, alors que se resserre la trame des parties instrumentales; et les parties improvisées — en apparence au moins — sortes de récréation que Frank accorde à ses assistants, avant de les ramener à leur interprétation de son oeuvre. De tous, seul George Duke a l’air de savoir se tirer tout seul des péripéties imposées par chaque morceau. Il n’a pas besoin de garder les yeux rivés sur les gestes du guitariste pour savoir ce qu’il a à faire. Sa maturité, son métier de musicien devraient même lui permettre de figurer davantage comme auteur au sein des Mothers.

    a grande découverte de cette tournée est le chanteur, flûtiste, saxophoniste Napoleon Murphy Brock. Du rhythm-and-blues, il a gardé un feeling et une présence physique sur scène extraordinaires. Il fait merveille dans les nouvelles compositions, et l’on songe à ce qu’affirme Zappa sur les raisons qui guident son choix des musiciens, Il ne pouvait pas mieux trouver pour interpréter ses morceaux les plus marqués par l’influence du r’n’b’. A part « Montana », venu aussi de Apostrophe (‘) ». Ils constituent toute la deuxième partie du show, menée à un train d’enfer, grâce à une fantastique section rythmique (Chester Thompson aux drums, Tom Fowler à la basse et Ruth Underwood aux percussions)). C’est d’abord « Chester’s Gorilla », orné d’un solo de guitare comme seul Frankie sait en sortir de temps à autre (cf. « Willie The Pimp »). Cascades de notes méchantes, en succession très rapide, dans un torrent de soul qui vous coupe le souffle et vous emporte, propulsé par le son énorme de l’entité basse-batterie. A peine le temps de redescendre sur terre pour un aimable « Montana », et la fête reprend de plus belle avec « Dupree’s Paradise », qui permet à Napoleon de faire un numéro de danse étonnant, et se termine par un dialogue très comique (« Pygmy Twilight ») entre Nap et Zap. Il y est vaguement question d’un client (Zap) qui commande au valet d’un hôtel (Nap) toutes sortes de choses impensables, et que je laisse à votre imagination le soin de deviner. Tout au long de cette séquence, Napoleon n’arrive pas à garder son sérieux, pouffant de rire â chaque fois que Zappa, toujours de marbre, lui fait part de ses désirs. Final bien dans la tradition Mothers, rires et joie musicale, explosion du corps et de l’esprit, dans un orgasme foutrement libérateur.

 


    errière la scène, alors que le plafond résonne encore des milliers d’applaudissements, les musiciens commentent le spectacle. On n’est pas très satisfait au niveau du son, mais l’accueil du public a été remarquable. La sueur souligne les traits fatigués. Point de groupies comme on en voit dans les livres ou au cinéma.  Les musiciens en tournée doivent conserver quelque chasteté s’ils veulent tenir le coup. Le public, de toute façon, n’est pas admis près des loges, et dans peu de temps nos six gaillards seront en train de roupiller dans leur chambre d’hôtel. Le concert s’est terminé à minuit. Le temps d’un dernier capuccino sur la via Veneto, il est près de deux heures. Le lendemain, le lever est prévu à 6h 30; direction la prochaine étape. Udine.

 

- « On dirait que tu suis deux voies différentes. L’une avec ton groupe, les Mothers of Invention, et l’autre avec des gens que tu embauches pour un seul disque. S’agit-il de concepts différents à l’intérieur de ta « continuité» ?

- Ce n’est pas seulement ça : à l’exception de George Duke, qui peut jouer à peu prés de n’importe quel instrument, la plupart des musiciens sont spécialisés dans un genre particulier. Si j’ai une idée pour un morceau, qui requiert un certain style, je cherche des gens qui se sentent à l’aise dans ce style, afin que la musique soit bien jouée.

- Comment peux-tu concilier cela avec ta conception de la «continuité» ?

- Prends un paysage, et une route qui le traverse: l’ensemble est cette continuité.

- Pour beaucoup de gens en France, les Mothers et Frank Zappa sont des produits typiques de l’environnement de Los Angeles...

- Pas nécessairement. Il y a peut-être une scène à LA, mais je n’ai rien à voir avec elle: je suis trop occupé à travailler. J’entends par scène des endroits ou les gens vont traîner, en se créant une attitude sociale.

- Je pensais à des gens particuliers, ceux de Laurel Canyon par exemple.

- Ils ne sont plus là. Vito habite dans le Nord de la Californie. Il a quitté Laurel Canyon depuis cinq ans. Quant aux GTO’s, une est morte, deux sont mariées, une autre essaie de faire une carrière d’actrice; elles sont éparpillées.

- Elles te doivent beaucoup ?

- Je ne saïs pas si elles me doivent quelque chose,..

- Mais tu les as fait connaître...

- Je n’ai jamais rien eu à voir avec leurs personnalités.

- Toute une mythologie de cette époque circule aujourd’hui: les GTO’s, Kim Fowley, Rodney Bingenheimer. Ces gens t’ont concerné à un moment, tu en as même produit quelques uns…

- Oui, je les ai connus à ce moment-là (1964-1968). J’ai produit les GTO’s, Wild Man Fisher, Captain Beefheart. Mais jamais Kim Fowley. Il apparaît par-ci par-là, sur les albums des GTO’s, de Wild Man Fisher, sur « Freak Out »: c’est un de ces types qui traînent dans Los Angeles et se pointent aux sessions d’enregistrement des autres.

- As-tu été le premier à employer le mot « punk » (album « We’re Only In It For The Money », 1967) ?

- « Punk » est un vieux mot d’argot américain. Il peut signifier des tas de choses : quelqu’un de « vert», d’inexpérimenté, dans le milieu des truands; un pied tendre; quelqu’un qui se fait enculer dans une prison...

- Tu as aussi produit Alice Cooper.

- Oui. Mais ce qu’il fait aujourd’hui ne m’intéresse pas. Je ne crois pas qu’il y ait quoi que ce soit de musical derrière son jeu de scène. Tout ce qu’il fait venait d’une des filles des GTO’s, qui lui a dit comment s’habiller, C’était Miss Christine; elle est morte, maintenant.

- Donc, même les New-York Dolls doivent quelque chose à Miss Christine…

- Bien sûr, c’est elle (« She’s the one »)

- Considères-tu les Dolls comme représentant un certain état de la jeunesse américaine d’aujourd’hui ?

- Qui que ce soit qui sort un disque reflète l’état de l’Amérique d’aujourd’hui. Les Dolls n’ont pas une large réputation au USA. Ils ne sont pas très populaires.

- En France, il y a des gens qui les prennent comme modèles, comme images...

- Oh, vraiment ? (incrédule).

- Es-tu encore concerné par les aspects sociaux de l’Amérique, comme le Zappa sociologue des années 66 à 69 ?

- J’aime rapporter mes expériences, regarder les choses se passer et en retenir les aspects intéressants. Les chansons que j’écris sont plus ou moins généralisées dans un sens sociologique. Comme elles l’étaient naguère. Je traite des aspects spécifiques: « Overnite Sensation », par exemple, a beaucoup de côtes sociologiques, dans un sens plutôt sexuel. Pareil pour l’album « Fillmore East ».

- Certains mots reviennent périodiquement dans tes albums: l’histoire du poncho...

- Laisse moi te la raconter : aux USA, tous les groupes sociaux portent un costume particulier qui les distingue. Les filles engagées dans les marches pour la paix, les meetings, portent des ponchos. Cela ressemble à une couverture de cheval, avec un trou au milieu pour passer la tête. Je demande, dans la chanson: « C’est un vrai poncho, ou un poncho de chez Sears ?» (Prisunic loca)

- Il y a d’autres mots, « zircon», «poodle (caniche) »...

- Si tu prends n’importe quel mot et que tu le répètes suffisamment de fois là où on ne l’attend pas, tu fais louer l’imagination. C’est comme l’alchimie: un alchimiste prend de l’eau. Il a besoin d’une certaine sorte d’eau, le suc d’une certaine fleur: et cette eau particulière fabrique un sel particulier qui selon des circonstances données, permettra un résultat donné. Il se passe la même chose avec le «poodle », le « tweezer » ou le « zircon».

- Tu considères donc ce que tu fais, ta « continuité conceptuelle » comme un processus alchimique.

- Oui. Avec certaines étapes que les gens reconnaissent comme étant alchimiques et des éléments particuliers à l’alchimie musicale, qui seraient très peu utiles pour transmuter le métal.

- En Europe, on associe souvent ce que tu fais à la pataphysique. On évoque a ton propos des gens comme Marcel Duchamp, Alfred Jarry...

- J’ai déjà entendu le mot « pataphysique » mais c’est tout ce que j’en sais.

- D’où provient ton inspiration, au niveau des mots ?

- Je ne sais pas. J’ai toujours pensé que le tangage est un phénomène singulier, surtout le langage parlé. Je le considère d’un point de vue musical, je pense que les mots peuvent être utilisés de la même manière que les instruments. Par exemple, la guitare: la façon normale d’en jouer est de gratter les cordes: mais on peut en tirer bien d’autres sons: le feedback, ou tirer les cordes, les frotter… C’est la même chose avec les mots. Tu peux en prendre un et le prononcer comme il faut. Mais tu peux aussi le dire avec un sourcil levé (il agite les sourcils de haut en bas, très vite: effet plutôt rigolo). Il prend une signification différente, même si tu n’en changes pas l’image.

- Les chanteurs de r’n’b’ font cela aussi.

- Oui mais avec des mots très simples, pas avec des choses inhabituelles.

 

  
    ome, samedi 7 septembre. 7 h 30 du matin. Dans le hall de l’hôtel, on rassemble tout le  monde pour un nouveau départ. Herb Cohen s’affaire alentour, véritable petite fourmi qu’on serait venu déranger dans son nid. Il prend soin de tout, règle les histoires d’hôtel, les manoeuvres des taxis vers l’aéroport, décide des horaires de la journée, repas, répétitions, prend les gens par la main, sans leur laisser le temps de manifester un quelconque désir d’initiative. Bientôt le groupe au complet, 15 personnes en comptant musiciens et roadies se retrouvent dans un jet, direction Venise. Pendant le voyage, Zappa sommeille, à l’écart. Chester et Tom jouent aux échecs. Martin (Perellis, le road manager du groupe) poursuit inlassablement son travail d’intendance. Nap et Ruth échangent des plaisanteries. Il faut profiter des voyages pour s’offrir un petit moment de détente.

     Venise, pas question d’aller faire un tour en gondole sous le Rialto : on s’engouffre dans un autocar, direction Udine, lieu du prochain concert. Tom et Chester reprennent leur partie d’échecs, Zappa son roupillon et Ruth et Nap leurs éclats de rire. Le car fonce dans la campagne vers la prodigieuse barrière formée par les Dolomites. Mais on se soucie peu du paysage. Tous ces trajets sont effectués comme dans un rêve, images superposées de villes, de montagnes, toujours changeantes, presque illogiques pour ces gentils Américains habitués à l’uniformité sécurisante des intoroutes parsemées d’Holyday Inn et d’Howard Johnson. Tout se passe comme si on ne pouvait prendre le temps de s’émouvoir, comme si l’imagination tout entière devait rester à la disposition d’un  seul moment: le concert.

     Udine, merveilleuse ville d’art de      la Renaissance, il a lieu, comme d’habitude, au Palais des Sports. Une autre rotonde, plus petite que celle de Rome, et à l’acoustique nettement supérieure. Cela simplifie le travail des roadies, qui doivent installer le matériel pendant que le reste de la bande en profite pour faire la sieste. Pendant le déjeuner, Ruth ouvre son coeur. Oui, elle aime bien cette vie avec les Mothers. Mais pour elle, ce n’est pas une fin en soi. Elle préférerait diriger un orchestre, qui jouerait   les compositions de son mari Ian Underwood, saxophoniste chez les Mothers of Invention de 1967 à 1973. Elle voudrait bien, aussi, se consacrer davantage à la batterie, aux percussions, donner à un groupe son rythme, sa pulsation. Considère-t-elle sa présence dans une formation internationale comme une victoire du Women’s Lib (le MLF américain) ? Non, pas spécialement. D’ailleurs, elle n’a pas d’idées précises sur la question, et ne se voit pas comme une musicienne de rock comme certaines accompagnatrices de Country Joe McDonald. Sur scène, elle se place à l’opposé de Frank Zappa, établissant un équilibre, comme si elle était sa contrepartie féminine. Une certaine ressemblance physique à l’exception des pilosités faciales ajoute à l’illusion.

    lus tard dans la soirée, le concert sera magnifique. Zap et Nap, plus en forme que jamais, font jubiler l’assistance. Frank sort un de ses soli de guitare les plus ravageurs qu’il m’ait été donné d’entendre (dans « Chesters Gorilla »). Tom exécute lui aussi un numéro de basse extraordinaire, digne de Jack Bruce, Et les trois, Napoleon, Tom et Frank, se lancent dans une parodie de hard rock irrésistible (quelque part dans « Dupree’s Paradise »). La foule hurle sa joie, et leur fait un triomphe qui efface les souvenirs d’ennuis de sono de la veille. En rappel, ils jouent un « Camarillo Brillo » très enlevé, mené par la guitare de Zappa, plantant ses dernières flèches dans un public surexcité. Enfin, deux heures plus tard, Frank quitte la scène, laissant ses musiciens tout seuls, qui jettent derrière eux des regards inquiets, attendant le signal du maître pour s’arrêter, il revient et, caché du public, en bas de l’estrade, mène d’un geste impérieux les dernières mesures du concert, Bizarre, ce détail comme si les Mothers n’étaient pas capables de conclure tout seuls, que la présence de Zappa soit toujours indispensable, qu’il les ait si bien « dans le creux de sa main » qu’il leur ait ôté tout pouvoir sur sa musique. En un éclair, c’est peut-être une faiblesse qui s’est révélée. Mais le public n’en a rien su. Et les rares initiés dans la coulisse font peut-être eux-mêmes partie de la structure zappienne, dépendants de lui et privés d’initiative tant qu’ils restent dans son entourage.

- « Tu as dit que tu aimais la Science Fiction. Quel auteur préfères-tu ?

- (Voix fatiguée après le concert.) Cordwainer Smith (orthographe non garantie).

- Ta «. Continuité conceptuelle » me fait penser au thème de « Fondation», d’Isaac
Asimov, Le « plan Seldon »…

- Il y a des similarités…

- S’il fallait tout recommencer, que tu sois un teenager maintenant, que feras tu ?

- Si j’étais un teenager, j’apprécierais le fait d’avoir un groupe comme les Mothers of Invention. Quand j’étais à l’école, il n’y avait rien de ce genre-la. En un sens, c’est un service public (le groupe). Mais si j’étais un teenager et que j’écoute les Mothers aujourd’hui je ferais probablement quelque chose de différent. Les Mothers existant déjà, je n’aurais pas à les créer…

- Tu te sens concerné par la culture teenager ? Ta musique est-elle dirigée vers leur monde?

- Non. « Teenager», c’est juste un terme pour désigner les gens qui vont à un concert.

- Même s’ils ont 45 ans ?

- C’est vrai.

- Comment considères-tu ta jeunesse, maintenant que tu as presque 35 ans ?

- … 33 ! Mais je préfère de beaucoup la vie que j’ai aujourd’hui.

- Tu n’aimerais pas être un teen de nos jours...

- Non ! Pas du tout ! A l’époque, c’était plus frustrant. Il fallait davantage se battre pour arriver à quelque chose, aujourd’hui, il existe des centaines de compagnies pour manufacturer des services, fournir des produits, juste pour les gens de ce groupe d’âge. Quand j’en faisais partie, il n’y avait rien de tout cela; pratiquement pas de concert, de musique...

- Tu te sentais plus isolé…

- Je vivais dans un endroit isolé.

- Tu te référais à une sorte de culture teenager ?

- Heu, oui, Surtout celle des Mexicains du coin, ils parlaient anglais, mais ils avaient une culture spéciale.

- Tu jouais de la musique avec eux ?

- De la batterie. Je n’ai commencé à jouer de la guitare qu’à 18 ans, On jouait une espèce particulière de r’n’b’. Aujourd’hui, on appelle ces gens-là des « Chicanos » Mais à l’époque, on les appelait des « Pachucos ».

- Tu crois que Santana est un « Pachuco » ?

- Non. C’est un « Chicano » (rire). Les « Pachucos » d’alors sont maintenant des « Veteranos », ils portent toujours les mêmes vêtements, les mémes coiffures…

- Cela a dû te poser des problèmes quand tu es devenu un « freak ». C’est un peu comme en France...

- Je ne crois pas qu’on puisse devenir un « freak » en France. Ou alors, cela doit être très dur. D’après mon expérience de ce pays, les choses ont l’air très fermées. L’atmosphère, à Paris, m’a toujours indiqué que tout était très réprimé.

- Il y a aussi un manque de culture teenager à laquelle se référer. Il ne nous reste que celle de nos parents.

- Ça doit être ennuyeux !

     dine, 8 septembre. 8 heures du matin. Le groupe est déjà levé, toiletté, rassasié et prêt â embarquer dans son autocar, direction Bologne où il doit jouer le soir même. On prend quelques photos dans le soleil éclatant qui inonde les vieilles pierres aux formes harmonieuses. Dans le car, les mêmes rites reprennent Chester et Tom avec leur échiquier, le gros rire plein de vie de Napoleon, Zappa allongé sur toute la banquette arrière, Herb et Martin réglant quelques détails de stratégie, et George Duke poussant le grand Nap à rigoler encore plus fort. Une cassette de rhythm-and-blues passe sur l’appareil stéréo du bord. Idéal pour les longs parcours, cette pulsation, ce soul. Bientôt le car s’arrête pour me déposer à l’aéroport de Venise. Derniers adieux, un immense sourire de Nappy, remerciements: à Herb Cohen qui m’a intégré à sa pettite famille, à Zappa, à Dick Barber, son road manager personnel qui a tout arrangé pour que vous puissiez lire ceci. Et je les regarde s’éloigner, tout petits sur la route. Il leur reste encore vingt concerts à donner en un peu moins d’un mois, à travers l’Europe, de la Suède à l’Espagne. Trois semaines à mener une existence qui rebuterait un Spartiate, soumis à une discipline très dure afin que survive leur fragile microcosme et pour que chaque soir explosent sous les voûtes des grands halls bourrés de teenagers cette prodigieuse musique, unie, tendue, cohérente, forte, à l’image de ce groupe et de son timonier.

    lus tard, après bien des aventures aéronautiques, je me retrouvai dans le DC 8 Milan-Paris, assis à côté d’un Japonais, violoniste au sein du Los Angeles Philarmonic Orchestra. Nous avons passé le voyage à discuter de Zappa, de ses aventures avec Zubin Mehta et le LA Phila, de la bande sonore du film «200 Motels » et de l’éventualité d’une réunion en Europe des deux plus grands orchestres de Los Angeles. Après tout cette rencontre n’était peut-être pas un hasard. La main du maître avait dû l’intégrer quelque part dans sa « continuité conceptuelle »


ALAIN DISTER.
Rock & Folk N° 94 octobre 1974