7 heures. Les Mothers (mais peut-on encore les
appeler ainsi) préparent leur concert du soir. Terry
Bozzio, batteur, et Patrick O’Hearn, bassiste, s’échauffent
ensemble. Eddie Jobson, talkie walkie en main, procède au
réglage de ses claviers, Ray White fait des moulinets sur sa
Gibson débranchée, puis il passe aux gammes; Zappa
arrive, et imédiatement monte sur scène. Ses
amplificateurs sont allumés, ses guitares accordées.
Commence alors l’incroyable travail de précision qui consiste
à équilibrer le son des trois amplis, de la boite
à effets et des deux guitares du maître. Par un
sélecteur à pied Zappa peut choisir instantanément
entre un 100 watts Lead Marshall branché sur un vieux bafle Vox
« Beatles » une tête Acoustic 270 raccordée
à deux cabinets Marshall équipés de 8 Celestions
de 12 inches; et un amplificateur haute-fidélité
relié à un bafle JBL. Choix donc entre le son
sursaturé du Marshall, celui plus propre de l’Acoustic, et la
pureté quasi totale de l’ampli hi fi. La boite à effets
est composée de deux parties. D’une part un boîtier
d’où émergent 24 sélecteurs à pied
disposés en arc de cercle, plus une pédale wha wha et une
autre pour contrôler la vitesse des chambres d’écho, et
d’autre part un véritable « meuble » de plus d’un
mètre de haut dans lequel les modules dont
l’énumération va suivre ont été
regroupés, après maintes transformations et
décortications. Nous trouvons là: deux Fuzz ; deux
chambres d’écho avec possibilité de modifier la
fréquence de l’écho par une pédale; un Harmonizer, destiné à repérer les
harmoniques des notes et à les amplifier; un Systech Harmonic
Energizer, d’usage similaire; un Voltage Controlled Filter Oberheim
semblable aux VCF que l’on trouve sur les synthétiseurs et qui
agit sur le timbre (Exemple théorique: obtenir un son de
trompette â partir d’une guitare.); deux phases: une Mutronic et
une Small Tone; plus une biphase Mutronic; un équaliseur
paramétrique; une Sustain et quelques autres gadgets construits
sur commande: Le nombre des connections risquant de
détériorer le rapport signal/bruit, un système de
filtre a été conçu pour limiter les
interférences. Bien sûr, Zappa n’utilise pas tous ces
instruments en un seul concert et rarement plus de deux à la
fois, mais ceci combiné aux possibilités de mixage
offertes par les amplificateurs donne une infinité de solutions
sonores dont quelques-unes très originales, comme d’avoir le
son, pur de la guitare sortant par l’ampli Acoustic et le même
son travaillé par les chambres d’écho ou les phasings sur
un autre ampli. Autre possibilité: surajouter les Harmonic
Energizer aux chambres d’écho et obtenir des kyrielles de notes
très pures, parfaitement harmonisées à chaque fois
que vous en jouez une... ’intérêt de Zappa pour ce genre d’équipement semble découler directement de son passé d’ingénieur du son (le bruit courut même qu’il avait inventé la pédale wha wha...) et d’autre part du fait que le «son Zappa » vient plus de la conception interne de sa musique que d’une même sonorité retrouvée au fil des disques (contrairement à des gens comme Hendrix ou Garcia). Quant aux guitares, il en utilise actuellement deux. Une Stratocaster noire spécialement pour les morceaux où il veut de la saturation; et une Custom Build ### tout à fait semblable à une Gibson SG, si ce n’est qu’elle a un manche d’une barrette plus long qu’une guitare courante, donc de deux octaves complets (Hendrix, avant lui, possédait une Flying V similaire). Avant chaque concert il faut vérifier tout ce matériel, et le moins que l’on puisse dire et que cela se fait de manière systématique. Zappa arrive avec la liste des morceaux qu’il compte jouer dans la soirée, et en fonction des combinaisons dont il entend disposer règle et rerègler jusqu’à ce qu’une balance parfaite soit atteinte, Cela prit quelque chose comme une bonne heure, puis après une petite jam avec Eddie Jobson il quitta la scène, ce qui me permit de continuer l’entre tien commencé la veille. P.C. — Est-ce toi qui as conçu la boite à effets? F.Z. — Pour une large part, oui. Les pédales se sont amassées aux cours des années au point de demander des solutions de ce type... P.C. — Tu dis avoir réellement apporté quelque chose en musique. Pourrais-tu définir quoi? F.Z. — J’ai considérablement élargi les possibilités. 95% de ce qui sort des studios est très en-de ça des possibilités techniques et muscales de pointe du moment. J’ai par exemple systématisé l’emploi des gammes altérées. J’ai l’avantage d’être au courant de la théorie musicale, et donc de pouvoir jouer avec celle-ci. Il y a des choses possibles, des choses impossibles et des choses difficiles. Par exemple jouer un solo en FA quand le groupe joue en MI: très dur pour les oreilles; mais jouer en MI: trop facile; ce qui est excitant, c’est par exemple, d’arriver à intégrer un FA dans ta gamme de MI, ou toute autre note qui à priori n’y appartient pas, mais de l’intégrer de façon intelligente, de telle sorte que cette ou ces notes créent une surprise, peut-être une différence, mais ne démolissent pas le son global pour autant. Les gammes augmentées sont très intéressantes dans cette perspective. Il y a aussi de nombreuses façons de mélanger les tonalités, d’user les dissonances etc., sans pour autant briser l’oreille du public. J’ai réussi dans ce sens des trucs que personne d’autre n’a faits. P.C — A quoi peut servir cette barrette supplémentaire sur ta guitare, et quel genre de cordes utilises-tu ? F.Z. — Il semble plus logique d’avoir deux octaves complets; cela ajoute six notes mais ne change effectivement que peu l’instrument, dans la mesure ou tu ne passes pas ta vie dans le bas de ton manche. Quant aux cordes, voilà les cotes: 009, 011, 014, 022, 034, 042 de l’aigu au grave, et comme tu peux le constater plus souple en aigu qu’en grave, pour deux raisons: pour jouer en accords, des basses fermes sont utiles, et pour jouer en lead des aigus souples plus versatiles, mais aussi parce que les basses saturent plus aisément que les aigus et qu’elles sont par conséquent plus fiables un peu dures. P.C. — Ton groupe est aujourd’hui réduit par comparaison aux précédentes Mothers. Plus de cuivres, par exemple. Pourquoi ? F.Z. — Je traverse depuis quelques années une période guitare; et donc j’aménage dans les morceaux de longues parties d’improvisation guitare. A ce point, il ne faut pas se leurrer; si tu engages deux ou trois cuivres, les gars vont attendre tout le concert durant de prendre un chorus, et c’est assez frustrant pour eux si leur temps est réduit. Donc, afin de préserver l’équilibre du groupe, je l’ai bâti de telle sorte que chacun puisse fonctionner au maximum sans limiter les autres... ### Custom Build : littéralement « construit selon la coutume»; en fait de fabrication artisanale et généralement unique, sur commande la plupart du temps. Il y a aujourd’hui en Angleterre et aux U.S.A. de nombreuses petites fabriques de ce type. Article : Patrick Coutin. Parution : Rock & Folk N°123, avril 1977 |