ix concerts. Un film. Le tout portant la marque si reconnaissable de ce compositeur de musique, poète de l’absurde, guitariste de rock and roll et metteur en scène dingue qu’est Frank Zappa. Ou : l’Amérique vue à travers de drôle de miroirs… et la plume de Philippe Paringaux.



 
— C’est les Mothers ? C’est Zappa, là ?
Je l’adore, ce mec.
— Heu, non, hum, ça c’est Chuck Berry.
— …
— Ne tirez pas, ça n’en vaut pas la peine et vous allez éclabousser tout le monde. Après tout, les Mothers ont bien joué un morceau de Little Richard dans le temps. Même que ça s’appelait « Directly lion my heart to you » alors. Tout ça c’est que du rock and roll.
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ix concerts,  Boston (2), New Haven, Springfield (Smith College). New York (2). Un film.
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Zappa : Vous avez bien entendu : le mot de passe de ce soir est Mud Shark !
Voici l’appel du Mud Shark mâle en rut (...), et la leçon de danse du Mud Shark. Les origines du Mud Shark : il y a un motel à Seattle appelé le Edgewater lnn. Il est construit sur une jetée, ce qui fait que par votre fenêtre vous voyez la baie au lieu d’un terrain vague. Mais le plus intéressant, c’est que dans le hall du motel il y a une boutique où l’on vend des cannes à pêche. Vous en achetez une, remontez dans votre chambre, ouvrez la fenêtre et au bout de cinq minutes vous avez attrapé un poisson quelconque que vous emportez dans votre chambre pour en faire ce que vous voulez. Vous voyez ce que je veux dire ? Il y a des tas d’espèces de poissons là-bas ; non seulement le Mud Shark, nais aussi des pieuvres. Imaginez que vous êtes un groupe de rock appelé Vanilla Fudge et que vous arrivez à cet Edgewater Inn avec une caméra 8 mm et assez d’argent pour vous payer une canne à pêche. Et. ce qui rend la chose plus intéressante, une succulente jeune dame dotée d’un goût pour le bizarre (background Mud-sh-sh shark. Mud-sh-sh-shark). C’est l’histoire que les Vanilla Fudge ont raconté à Don Preston à l’aéroport de Chicago, un jour.
Choeur : Out / You go out / So far out !/ You do the mud shark baby (ad lib).
Howard (blues) : Que fait une tille comme toi dans cet endroit ?
Mark : Moi et mes amies on est venues baiser.
H : Vous êtes au bon endroit. C’est ici. L’endroit le plus swinguant de New York.
M : C’est vrai, c’est pas de la merde. Moi et mon amie on vient ici tous les vendredis et les samedis chercher la chaude romance dont on a besoin. On aime avoir notre compte. Et toi, tu aines avoir ton compte ?
H :  Je pige pas très bien.
M : J’ai été fouettée avec un bébé pieuvre, on m’a recouverte de crème et plein d’autres trucs avec des bouteilles. Par un âne, ou Alice Cooper, peut-être.
Choeur : Alice Cooper, Alice Cooper.
H : Vous êtes extra, les filles, super. Vous avez déjà été dans un Holiday Inn ?
M : Pour qui tu nous prends ? Ce truc des groupies va trop loin. On ne veut pas te baiser parce que tu es une star.
Zappa : Ces filles ne laisseront pas n’importe qui se pencher sur leurs parties vitales. Elles veulent un type d’un groupe qui a un tube dans les charts.
H : C’est drôle que tu en parles notre nouveau simple est justement dans les charts cette semaine, avec le rond rouge. Alors montre-moi comment une jeune fille comme toi peut être excitée.
M : A quel hôtel tu as dit que tu étais ?
H : On y va de suite ?
M : Pas si vite. Ecoute : on veut un type d’un groupe qui a un tube dans les charts. Et si son membre est un monstre, on l’aura dans le baba.
H : Arrête ! Voluptueux triangle new yorkais, je n’avais pas vu que tu étais si évidemment enceinte. J ‘ai ce qu’il vous faut. La mienne est un monstre, un tigre...
(Parodie de Santana enchaînée sur « Willie the Pimp » et son magnifique solo de guitare).
M : Dis-moi, sérieusement, c’est la première fois qu’on rencontre une pop star d’Hollywood mes copines et moi. Tu connais Davy Jones ? Et les Three Dog Night ? Oooh, ce sont mes préférés. Tu aimes ma nouvelle voiture ? Mon père me l’a offerte pour mon bac.
H : Mmm. C’est une Fillmore, hein ? Très futuriste. Dis, tu sais aller au Holiday Inn d’ici
M : Non, c’est lequel ?
H : Celui qui est près de l’aéroport. On doit partir tôt demain.
M : Je ne savais pas. Vous jouez où demain, les gars ? Peut-être qu’on pourrait aller dans votre bus...
H : Dans le bus, hein ? Attends, demain on joue... à Tierra del Fuego.
M : Oooh, vous êtes tellement professionnels ! Je veux dire tous ces endroits exotiques où vous allez. Dis-moi, c’est très important vous avez vraiment un tube?
H : Tu crois que je te mentirais simplement pour entrer dans ta culotte
M : Hé, écoute: on n’est pas des groupies. Je l’ai dit à Robert Planté, à Elton John et à tous ces grands types : on n’est pas des groupies ! Roger Daltrey n’a jamais posé la main sur moi. Dis-lui, toi.
Jim : On aime être amies avec les musiciens, c’est tout. On veut bien venir dans le bus.
H : Écoutez, vous avez dit tout à l’heure que vous vous étiez fait verser de la crème dessus,  fouetter avec une pieuvre, et des bouteilles et tout.
M : C’est vrai, et même que j’aime ça des fois avec une bouteille de soda ou un céleri. Mais on n’est pas des groupies
H : On dirait qu’il y a un petit problème de communication. Je suis un pauvre mec qu’est pas d’ici, et tout ce que je veux c’est de l’action. Je veux un orifice bien coulant, succulent et puant. Comment dire ? Allons faire ça dans le coffre de ta bagnole.
Zappa : Très agile, Howie, très agile.
M : Hé, écoute. Mes amies et moi on cherche un type qu’est dans un groupe qui a un tube dans les charts, un tube avec le rond rouge, et un type qui en a une monstrueuse.
H : C’est moi C’est moi Oh, voluptueux triangle en forme d’île de Manhattan ! Prends-moi, salope, je suis à toi. Comble mes rêves les plus fous.
M : Oh oui, tout pour toi ma pop star adorée. Ecoute un peu : petits pois, travail au bambou et trois enregistrements inédits de CSN & Y en train de s’engueuler dans les loges du Fillmore East.
H : Oh, mon Dieu ! C’est trop ! C’est trop ! (free). Donne-le moi, là, dans le coffre.
M : Pas avant que tu aies chanté ton tube.
H : OK, baby, penche-toi et mouille moi : voilà mon tube, et voilà mes ronds rouges...
Ensemble, ils attaquent « Happy Together »
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abituellement, ils commencent par « Call any vegetable » (appelle n’importe quel légume / appelle-le par son nom / et le légume te répondra / ooh-ooh-la-la ooli-la-la), dont l’introduction (si vous ne le saviez pas — non, je le ne le savais pas) est celle de « Agon » de Stravinsky. Le morceau a bien changé depuis le temps où il fut enregistré (« Absolutely Free »), et les remarques que ce changement inspire sont valables pour tout ce que font les Mothers aujourd’hui, avec le matériel ancien comme avec le nouveau. Très évidemment, le groupe (lire : Zappa) a fini par sentir la nécessité vitale de se faire entendre et comprendre d’un public plus vaste. Quand on passe des années à essayer d’atteindre des gens qui n’écoutent pas — ou qui ne comprennent pas quand ils écoutent par hasard — on en vient à se poser des questions. Ce n’est pas une démission mais une façon de s’adapter aux circonstances qui est en train de se révéler parfaitement intelligente et judicieuse. Le rock-dérision des débuts a subi quelques transformations de taille et semble, à première vue, ressembler aujourd’hui à du rock tout court. Les trames mélodiques et rythmiques se sont resserrées, la permanence du tempo existe, la parodie est beaucoup moins évidente au niveau de la musique. Zappa a remis ses anciens thèmes de prédilection en forme, une forme, pour quoi ne pas dire le mot ?, plus accessible. En espérant bien que le public alléché aura l’intelligence de touiller dans le passé du groupe pour en exhumer les trésors. Evolution inversée : on part de « Chunga’s Revenge » pour aboutir à « Freak Out » en passant par « Weasels Ripped my Flesh » et « Uncle Meat ». Un pari bizarre sur la curiosité et l‘ouverture d’esprit.
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«ous avons deux sortes de show : un que nous appelons le « régulier » et un autre que nous appelons le « show de grange ». Le second est réservé aux salles dont l’acoustique est vraiment désastreuse — ce qui arrive souvent — et dans ces endroits-là nous n’insistons pas trop sur les parties vocales et les dialogues. On joue du rock. »
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 Boston et à New Haven, en première partie, il y avait Chuck  Berry, qui balance inlassablement le même show depuis quinze ans. Encore vert, encore capable de faire se lever et danser des gens qui n’étaient même pas nés quand il enregistrait « Johnnie B. Goode ». Il fait du fric avec des souvenirs, et qui lui en voudrait, sachant tout ce que la rock music lui doit ? Partout où il passe, il engage un petit groupe de rock local qui perd le tempo tous les cent mètres, mais ça marche tout de même. En deux heures, le rock d’hier et celui d’aujourd’hui, un géant fatigué et un autre en pleine forme. Ils resteront tous les deux.
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our arriver à ses fins, Zappa avait évidemment besoin de musiciens à la mesure de ses ambitions. Exactement, des musiciens capables à la fois de déchiffrer et de jouer sans bavures toutes ces parties fortement structurées et souvent très subtiles que comportent ses compositions, et capables en même temps de swinguer. Il ne les avait pas auparavant, il les a maintenant. Des types qui font lever le public et l’envoient danser dans les allées. Les Mothers font danser les gens ? Oui, le « Mud Shark » ou n’importe quoi d’autre, grâce au formidable beat d’Aynsley Dunbar (« il (Zappa) croit qu’il a le meilleur batteur de rock du monde.., et il a probablement raison ») et à l’assise rythmique prodigieuse qu’établissent les cinq musiciens derrière les deux chanteurs.
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«es gens sont stupides de croire qu’on ne peut pas danser sur toutes les musiques. Ils ne savent qu’un certain nombre de pas bien précis qu’ils répètent tout le temps en se référant à une danse connue, le twist ou le boogaloo ou la valse, et quand la musique ne correspond pas à des danses qui ont des NOMS, ils sont perdus et disent « ça ne se danse pas ». Mais la vraie danse, devrait être de remuer son corps selon ce que l’on ressent en écoutant la musique, pas de répéter trois pas appris par coeur.
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es musiciens capables aussi d’improviser, quand c’est leur tour, pas comme ça, quand ils en ont envie. L’esprit de la musique de Zappa interdit formellement le laisser-aller, contrairement à ce que pensent bien des gens. Les passages improvisés sont parfaitement définis à l’avance, dans le temps et l’espace musical. Les compositions de Zappa, telles que « Little house I used to live in », « King Kong » ou « Peaches en Regalia », pour n’en citer que trois purement instrumentales, sont des architectures rigoureuses ; personne ne doit s’éloigner d’une note du plan original tant que le leader n’a pas fait ce signe du bras qui signifie « à toi », jusqu’à ce qu’il fasse un autre signe qui signifie « fini ». C’est pendant ce laps de temps accordé que des gens de la taille de Don Preston, Ian Underwood ou Zappa lui-même peuvent aller au-delà de ce qui est écrit et apporter à l’ensemble un peu de leur imagination. Ceci fut particulièrement frappant durant ces « barn shows » en grande majorité instrumentaux au cours desquels les solistes précités se lancèrent dans de longues improvisations, apportant toute la chaleur de leur invention à des structures qui jadis en manquèrent peut-être. Et, plus frappant, il en va de même pour les parties parlées ou chantées. Zappa dit les mêmes mots (il pense que les gens aiment â reconnaître exactement ce qui est sur LEUR disque, que le souvenir joue dans l’appréciation d’un public un rôle important. Il pense également, et montre ainsi combien il est lucide, que les ovations que le groupe recueille à la fin de ses shows ne sont motivées — en partie du moins — que parce que les Mothers sont les vedettes du show. Ce qui veut dire que les gens applaudissent n’importe qui, à la limite, pourvu que ce n’importe qui leur soit présenté comme une vedette. Et puis il dit aussi qu’il ne monte pas sur une scène pour sentir monter vers lui les « bonnes vibrations de la Woodstock Nation » mais pour jouer de la guitare et présenter ses morceaux. Le reste n’est qu’accessoire), les mêmes mots d’introduction pour ses chansons, et Mark et Howard racontent sensiblement la même histoire. Encore que ces deux-là, cinglés comme ils sont, montrent parfois quelques velléités d’indépendance et, dans des pièces telles que « Mud Shark» ou « Do you like my new car », ou même « Billy the Mountain », ils brodent quel que peu sur le texte écrit, à en faire rigoler Zappa par surprise.
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l faut en parler, de Mark Volman et de Howard Kaylan, parce que ces deux-là, plus sans doute que tous les autres, ont donné aux Mothers une dimension différente. Dimension vocale, bien sûr, que le groupe n’avait jamais eue jusqu’à leur arrivée. Les chansons de Zappa sont enfin CHANTÉES, elles qui n’étaient auparavant que, comment dire, esquissées, Mark et Howard sont des chanteurs d’exception au registre extraordinairement étendu, du soprano au baryton, leur entente est parfaite, ils sont capables d’aborder n‘importe quel genre avec bonheur. Et ils savent chanter à l‘unisson avec les instruments des thèmes à l’origine purement instrumentaux tels que « Willie the Pimp » et en enrichir la tessiture. Ce n’était pas le cas de Ray Collins, ce n’est pas non plus celui de Zappa, qui n’a pas la voix assez agile pour tirer le meilleur parti de ses propres chansons. Au point qu’on le sent parfois surpris et ravi de découvrir ses thèmes enfin parfaitement mis en valeur comme s’il ne les avait jamais entendus auparavant. Il lui est également possible, pour la première fois, de faire interpréter ses chansons par trois ou quatre voix (lui et Jim Pons en plus), sur trois ou quatre registres différents. Ainsi est comblé le vide laissé par la section de saxes d’antan, qui comblait sans doute elle-même une déficience vocale.
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e show est parfaitement construit. Un spectateur qui verrait les Mothers pour la première fois n’entendrait là que trois ou quatre longs morceaux mais ceux qui savent un peu mieux ne s’y trompent pas : ce sont dix ou quinze pièces différentes qui sont interprétées, fondues en de longs medleys, subtilement imbriquées, soit à la fin d’un solo, soit par une greffe orchestrale habile qui mène en douceur de l’une à l’autre. Ainsi de « The Hunchback Suite », plus connue sous le nom de « Little Housse I used to live in » et terminée pal « Cruising for Burgers ». Ainsi du morceau d’intro qui passe de « Call any vegetable » à « Wino » et à « You didn’t try to call me ». Ainsi de cet étonnant « Mud Shark » qui, avant de se retrouver, passe par « What kind et girl do you think we are ? », « Bwana Dik », « Latex solar beef », le ravissant « Willie the Pimp », « Do you like my new car ?» et « Happy together », le tube avec un rond rouge. Ce dernier medley, traduit plus haut, figure sur l’album enregistré au Fillmore East il y a six mois.
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’est drôle comme les gens reconnaissent le « Happy together » des Turtles et applaudissent frénétiquement son intro. Est-ce à cause de l’humour (voir plus haut dans quel contexte arrive ce morceau) et de la dérision, ou bien simplement parce qu’ils reconnaissent une chanson qui fut un hit ravageur il y a quelques années déjà ? Qu’en penses- tu ? », répond Zappa sans se mouiller. Sarcasme ou nostalgie ? Ce morceau et « Tears began to fall », je crois, viennent de sortir en simple... Les gens qui les achèteront risquent de se faire une idée pas tout à fait exacte de ce qu’est la musique des Mothers.
« Contrairement à ce que croient bien des gens, notre public n’est pas composé de soi-disant hippies ou de gauchistes frénétiques, Je dirais plutôt que ce sont des Américains moyens âgés de quinze à dix-huit ans. Beaucoup ont les cheveux courts. Ni riches, ni pauvres, ni trop sages ni trop dingues. Juste moyens. »
A Carnegie Hall,  New York, qui était supposé être l’endroit le plus dans le coup » de ceux où étaient passés les Mothers en ce début de tournée, j‘ai regardé les gens autour de moi. Ils étaient comme Frank le dit plus haut, ce qui n’est pas une tare, mais ils ne riaient pas du tout, ce qui ma semblé inquiétant. Sérieux, le menton dans la paume, l’oeil attentif derrière les lunettes, ils écoutaient comme ils auraient écouté une conférence, et les dialogues désopilants de Mark et Howard ne leur arrachaient pas un sourire, et les solos fabuleux de Zappa ne leur faisaient même pas battre du pied. Mais à la fin ils firent au groupe une gigantesque ovation. Ils avaient aimé alors ? Beaucoup de ceux qui aiment les Mothers ont ce travers commun à tous les adorateurs d’avoir perdu tout sens de l’humour quand il s’agit de leur groupe préféré. Le paradoxe est évidemment que ce groupe est le plus DROLE qui soit. Il est bien plus que cela, mais il est aussi cela. Ce n’est tout de même pas parce que l’on saisit les motivations d’un humour que l’on ne doit pas en rire. Si ?
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«illy the Mountain » fut servi en introduction du second show de Carnegie Hall, et ce fut sa « première new yorkaise ». La première mondiale avait eu lieu au Smith College, si j’ai bonne mémoire. Billy est un éléphant, un mammouth, un monument ahurissant élevé par Zappa à la gloire de son imagination fabuleuse et de son talent de compositeur, Ça commence par l’apparition de Dieu et de son grand soja suspendu dans univers, et Dieu décide de construire un plancher sous son sofa. Il pose son cigare et appelle des anges, une fille et un cochon qui commencent à faire des trucs ensemble, et il leur dit « Ne déchargez pas sur mon sofa ». Il y a aussi le vieux Zircon qui danse dans sa caverne, et les sangsues et les vasistas qui dévorent tout sur leur passage. Et Zircon, qui doit être le diable, fabrique une montagne qui se nomme Billy, et sur l’épaule de la montagne pousse un arbre en forme d’antenne de TV nommé Ethell (avec deux l) ils se marient un jour et partent en voyage de noces à travers les États-unis, s’arrêtant en chemin à Las Vegas pour boire un coup et jouer aux machines à sous. Les reporters disent que ce sont des communistes, et le gouvernement leur envoie l’énigmatique Studebaker Hoch. BiIly et Ethell dévastent le pays et écrabouillent Studebaker Hoch (« y’en
a qui disent qu’il n’est qu’un Italien cinglé qui conduit une voiture de sport rouge ; en fait personne ne sait, parce qu’il est si mystérieux... »). L’histoire, parlée, chantée et jouée dure plus d’une demi heure. Il y a des passages en allemand, d’autres en suédois, d’autres en français, le reste est en anglais. C’est une oeuvre improbable tellement elle est dingue, très pareille à une pièce de théâtre avec ses personnages qui entrent et sortent, ses actes divers et ses rebondissements siphonnés.
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es gens continuent à croire que Zappa est un compositeur « sérieux » qui n’ose pas et recouvre toutes ses oeuvres d’une couche de dérision afin que l’on ne pense surtout pas qu’il se prend, lui, au sérieux. A l’appui de cette thèse, la musique de « 200 Motels » et le concert au cours duquel elle fut présentée pour la première fois à Los Angeles (avec le Los Angeles Philarmonic Orchestra). Mais toute cette hypothèse n’a pas de raison d’être ; Zappa est sérieux et prend son travail au sérieux. Ainsi, bien des actes outrageants qu’on lui attribue n‘ont jamais été commis par lui. Mais il suffit d’inventer l’histoire la plus invraisemblable pour que les gens répondent : « Ça, c’est bien de Zappa ». Aussi sont-ils peut-être un peu déçus quand ils comprennent qu’il ne leur pissera pas dessus du haut de la scène. A ne pas confondre avec Alice Cooper... L’outrage est plus subtil.
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e ne cherche certainement pas systématiquement à plaire à mon public. Je ne baisserai pas ma culotte pour lui faire plaisir. Je ne veux pas dire que je ne respecte pas les gens, mais les gens dans la salle ne sont pas ce qu’il y a de plus important pour moi. Ils sont là ou ils n’y sont pas, ils sont OK ou pas, c’est tout. Ils ne sont pas l’important ; je travaille aussi dur aux répétitions que sur scène. Et si, quand je leur parle, je suis un peu cynique ou sarcastique, c’est simplement parce que je suis comme ça en dehors de la scène. En fait, ma musique reflète assez exactement l’homme que je suis. J’accorde au public le bénéfice du doute, et nous nous comportons de façon démagogique comme le font la plupart des autres groupes. »
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lors, l’orchestre est super. Si cela peut servir de critère, les imitations qu’il fait d’autres groupes (Santana, Burdon. CSN & Y) sont meilleures que les originaux. Parce qu’aucun autre groupe de rock ne peut s’offrir à la fois — ces parodies ne sont qu’une péripétie — le matériel que compose Zappa, des chanteurs comme Mark et Howard, un guitariste comme Zappa, un batteur comme Aynsley Dunbar, des pianistes/ organistes comme Don Preston et lan Underwood (qui est aussi un fameux saxophoniste), un bassiste comme Jim Pons et surtout, un leader comme Zappa (troisième citation) capable de les faire jouer ensemble et de donner à leur talent pur une solide raison d’être. Il est toujours un peu ridicule de chercher à savoir — surtout en matière de musique, qui n’est pas le 400 mètres haies — qui est le meilleur. Aussi, tout ce que je peux dire c’est que les Mothers sont sacrément bons et qu’ils peuvent tout jouer à la perfection, du blues au free. A ce propos, je trouve que l’album réalisé au Fillmore est loin de leur rendre justice, pas trop bien enregistre, qui oublie trop Preston et Underwood et étrique singulièrement la sonorité de Dunbar.
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n est bien obligé, quand on parle des Mothers d’aujourd’hui, de parler de ceux d’hier. Mais on n’est pas obligé de chercher à savoir si les uns sont meilleurs que les autres. Il ne va tout de même pas arriver à ce groupe qui est bien l’un des seuls à ajouter l’honnêteté au talent, ce qui est arrivé à tant d’autres, encensés quand ils étaient inconnus et mis plus bas que terre quand le succès est venu. Certains l’ont mérité, qui ont accepté la compromission en échange de ce succès. Pas les Mothers. Je me suis toujours demandé ce que cela donnerait si Zappa décidait un jour d’écrire des tubes. S’il mettait sciemment son génie de compositeur et son cerveau-ordinateur au service des hit parades. Il réussirait, n’en doutons pas... Il assure que des gens ont pris au pied de la lettre le titre de l’album « We’re only in it for the money » si cela est vrai — et il doit le savoir mieux que quiconque —, c’est désespérant. Oh, les Mothers ne crachent pas sur l’argent, sur un gros cachet ou une bonne vente de disques. Mais, pour cela, « ils n ‘embrasseront le cul de personne », comme dit Zappa. On a entendu des gens dire que des albums tels que « Hot Rats » ou « Chungas Revenge » étaient des tentatives commerciales. Peut-être mais alors, ce qui est commercial pour les Mothers l’est malgré tout moins que ce que font pour commencer la plupart des groupes dits underground. Ce qui nous
laisse encore très loin de... et de…
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e son du groupe est maintenant formidable. Au-dessus du jeu fracassant de Dunbar et des lignes de basse de Jim Pons, orgue ou le piano électrique de Ian Underwood et le moog de Don Preston tissent une trame sonore à la fois complexe et évidente, comme doit l’être toute bonne trame. George Duke est un merveilleux pianiste, mais Don Preston entre mieux dans le jeu des Mothers, apprenti sorcier inspiré et tripatouilleur de stridences étranglées ; il prend au cours du show un long solo aux échos étranges et, au fur et à mesure qu’il faut monter la tension, on se dit que c’est bien qu’il soit de retour, lui qui fut avec le groupe au tout début. Et puis il y a la guitare de Zappa («  My guitar wants to kill your mama »), ses discours impeccablement logiques et l’énergie quelle dégage tout au long de ces improvisations superbes qui commencent par des pincements agiles des cordes et une sonorité aigre pour éclater, la wah-wah aidant, en une somptueuse mais épurée démonstration de ce que doit être la guitare de rock and roll.
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illy the Mountain” (slight return).
C’est un drôle d’édifice baroque, BTM, pièce montée de tant d’éléments divers que l’on pourrait s’y perdre un peu si Zappa n’avait apposé, là encore, sa marque de fabrique inimitable, fil conducteur qui court à travers toute l’oeuvre et qui permet à l‘auditeur spectateur de suivre tant bien que mal ces extravagantes aventures musicales et verbales. Don Quichotte-Ethell et Sancho Panca-Billy à travers l’Amérique et les moulins à vent de Las Vegas,.. Oeuvre d’un musicien, d’un littérateur et d’un metteur en scène, oeuvre épique (n’ayons pas peur des mots) servie par une troupe impeccable. Sentez-vous bien le 4 à Montreux, le 5 à Lyon, le 6 à Paris (Châtelet) ou le 8 à Bruxelles, quand Zappa annoncera de sa grosse voix « Et maintenant, garçons et filles, nous aimerions vous présenter Billy the Mountain et ses ineffables aventures ». Mais il a déjà tout chamboulé…
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l fut un temps, il y a deux ou trois ans, où un concert des Mothers était scindé en deux parties bien différentes : première partie on Freak Out, deuxième partie, mais regardez, on est quand même des musiciens de talent. Cela pouvait être gênant, parfois. Aujourd’hui, tous ces éléments qu’emportent avec eux les Mothers d’humour dérisoire, de satire provocante et de musique extraordinaire, tous ces éléments sont fondus, intégrés, et la cassure n’existe plus.
« Je ne veux pas être producteur. Je ne le suis ni pour Straight, ni pour Bizarre. Parfois je m’occupe de la partie technique d’un disque, de l’enregistrement, du mixage, mais je n’interviens pas dans la partie artistique. Je ne pense pas qu’il soit possible d’être à la fois leader d’un groupe, avec tout ce que cela suppose de problèmes quotidiens, et producteur d’autres groupes. Il faudrait toujours privilégier l‘un au détriment de l’autre et cela ne serait pas honnête. Si l’on ajoute à cela que les gens dont je me suis occupé, Captain Beefheart ou Alice Cooper, n’ont pas manqué, une fois qu’ils ont été connus, de dire pis que pendre de moi, on comprendra que l’expérience de la production ne m’intéresse à aucun niveau.
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«00 Motels » est un « documentaire surréaliste ». Documentaire parce que le film, son titre l’indique assez, a été directement inspiré et a pour sujet l’expérience pour le moins marquante qu’est la vie d’un groupe en tournée à travers les USA. Surréaliste parce que, justement,  Zappa ne s’est pas contenté de filmer ce qu’il voyait/vivait, bêtement. « 200 Motel » , ce n’est pas « Gimme Shelter » ou « Mad Dogs and English men », Oh, non.
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«’ai préparé ce film pendant quatre années, plan par plan. Il a été tourné en sept jours, à Londres. Nous avons employé le système des vidéocassettes, qui est extraordinairement pratique, permet un travail instantané sur la couleur, et surtout de revoir immédiatement la scène qui vient d’être tournée. Ce qui élimine tous les problèmes du laboratoire de développement. Il eut été logique que Warner Bros, produise le film, puisque c’est pour cette marque que nous enregistrons (Bizarre est distribué par Reprise, qui appartient à Warner ; Straight, c’est tout ce qui a été refusé par Reprise), indirectement. Trois fois ils m’ont donné rendez-vous ! Trois fois ils ne sont pas venus. Finalement, je suis allé chez United Artists qui a accepté tout de suite et m’a donné l’argent que je voulais, un budget de 600 000 dollars. Nous leur en avons rendu quelques-uns. J’ai travaillé sur la musique de ce film depuis 68, la plupart du temps dans des chambres d’hôtel. On peut comparer le film, dans sa forme, a une symphonie ou quelque chose comme ça, avec des leitmotiv des répétitions légèrement altérées, des contrepoints, des cadences, des passages atonaux, des trames polyrythmiques, etc. C’est un film de rock and roll mais aussi un « Ou quoi », Les Mothers opèrent aux limites extrêmes de notre conscience rock and rollienne de la vie réelle, et le film est une extension et une projection des vues et de la participation du groupe à ce domaine étrange de l’expérience humaine contemporaine. En d’autres mots, « 200 Motels » est en rapport avec des choses comme : les groupies, la vie sur la route, les rapports avec le public, la chimie des personnages d’un groupe, etc. Nos rapports avec tout cela ne sont pas ordinaires, et il ne s’agissait pas de taire un documentaire ordinaire. Un documentaire surréaliste basé sur ces expériences pas ordinaires peut donc paraître à première vue assez particulier. »
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n peu particulier? Complètement dingue, oui. Comme une tournée, exactement. Le temps et l‘espace disparaissent, gommés, au-delà de l’épuisement. « Sur la route, le temps est déterminé par le road-nanager qui vous dit de vous lever, par l’heure de départ de l’avion ou du bus, par installation du matériel et l’heure du concert. L’espace est parfaitement indéfini : les motels se ressemblent tous, comme les avions et les bus, comme les salles de concert, comme les publics. Il est, à la limite, possible de ne pas savoir ou l’on est (« On est vraiment à Paris ? »). Assis dans une chambre avec des contacts sociaux limités la plupart du temps au autres membres du groupe, on pourrait aussi bien être à Los Angeles . ».
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es couleurs sont folles, plus que celles de n’importe quel light-show. Tout à coup apparaît une séquence de dessin animé dont le sujet est Jeff Simmons (l’ancien bassiste du groupe qui le quitta en plein tournage et fut illico remplacé par le chauffeur de Ringo) en plein ego trip. Un tourbillon de couleurs, comme dirait Robert Chazal, ou alors un conte de fées moderne, avec Don Preston dans le rôle de Carabosse, la langue dans la joue et le dos bossu. Tout à coup descend du ciel, des harnais sous les épaules, un Zappa qui n’est pas Zappa mais Ringo Star (« J’ai demandé à Ringo s’il voulait jouer mon rôle dans le film, il a dit «oui, j’en ai un peu marre de cette image de gentil garçon qu’on a donné de moi »), tout à coup apparaît un orchestre symphonique encerclé de barbelés et de miradors, tout à coup... allez le voir. Les acteurs sont : Ringo, Zappa, les Mothers,  Janet Ferguson et Miss Lucy (GTO) qui sont les groupies, évidemment. Théodore Bikel qui est le Monsieur Loyal de ce carnaval ébouriffant, Keith Moon qui est la nonne en chaleur, Dick Barber (le road manager) qui est l’aspirateur, et Miss Pamela (GTO) qui est la journaliste de rock, et, garçons et filles, toutes vos vedettes préférées dans cette super production pleine de suspense, de sentiment, de sensualité et de musique qui vous emmènera plus d’une heure durant au fabuleux pays des motels (air conditionné dans toutes les chambres) on compagnie des idoles les plus sexy du rock and roll, les… les... les MOTHERS 0F INVENTION, garçons et filles, les MOTHERS 0F INVENTION!!!
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(«Slow down Joe,
I’m a rock’n roll man.
I’ve twiddled my thumbs
In a dozen odd bands,
And you ain’t seen nothing
Until you’ve been in
A motel baby
Like the Holiday Inn. »
(Bernie Taupin  «Holiday lnn»)
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«our le public qui connaît déjà et apprécie les Mothers of Invention, « 200 Motels » sera une extension logique de nos concerts et de nos disques. Pour le public qui ne sait pas, qui s’en fout nais donne sa chance de temps en temps à une idée nouvelle, « 200 Motels » sera une introduction surprenante au groupe et à son travail. Pour ceux qui ne peuvent pas encadrer les Mothers et pensent déjà que nous ne sommes qu’une bande de pervertis durs d’oreille, « 200 Motels » confirmera probablement leurs pires suspicions. »
Choisissez votre camp, garçons et filles.

Article : Philippe Paringaux.
Parution : Rock & Folk N° 59 de décembre 1971