
 ix concerts. Un film. Le tout portant la marque si
reconnaissable de ce compositeur de musique, poète de l’absurde,
guitariste de rock and roll et metteur en scène dingue qu’est
Frank Zappa. Ou : l’Amérique vue à travers de drôle
de miroirs… et la plume de Philippe Paringaux.

— C’est les Mothers ? C’est Zappa, là ?
Je l’adore, ce mec.
— Heu, non, hum, ça c’est Chuck Berry.
— …
— Ne tirez pas, ça n’en vaut pas la peine et vous allez
éclabousser tout le monde. Après tout, les Mothers ont
bien joué un morceau de Little Richard dans le temps. Même
que ça s’appelait « Directly lion my heart to you »
alors. Tout ça c’est que du rock and roll.
……………………………..
 ix concerts, Boston (2), New Haven,
Springfield (Smith College). New York (2). Un film.
……………………………..
Zappa : Vous avez bien entendu : le mot de passe de ce
soir est Mud
Shark !
Voici l’appel du Mud Shark mâle en rut (...), et la leçon
de danse du Mud Shark. Les origines du Mud Shark : il y a un motel
à Seattle appelé le Edgewater lnn. Il est construit sur
une jetée, ce qui fait que par votre fenêtre vous voyez la
baie au lieu d’un terrain vague. Mais le plus intéressant, c’est
que dans le hall du motel il y a une boutique où l’on vend des
cannes à pêche. Vous en achetez une, remontez dans votre
chambre, ouvrez la fenêtre et au bout de cinq minutes vous avez
attrapé un poisson quelconque que vous emportez dans votre
chambre pour en faire ce que vous voulez. Vous voyez ce que je veux
dire ? Il y a des tas d’espèces de poissons là-bas ; non
seulement le Mud Shark, nais aussi des pieuvres. Imaginez que vous
êtes un groupe de rock appelé Vanilla Fudge et que vous
arrivez à cet Edgewater Inn avec une caméra 8 mm et assez
d’argent pour vous payer une canne à pêche. Et. ce qui
rend la chose plus intéressante, une succulente jeune dame
dotée d’un goût pour le bizarre (background Mud-sh-sh
shark. Mud-sh-sh-shark). C’est l’histoire que les Vanilla Fudge ont
raconté à Don Preston à l’aéroport de
Chicago, un jour.
Choeur : Out / You go out / So far out !/ You do the mud shark baby (ad
lib).
Howard (blues) : Que fait une tille comme toi dans cet endroit ?
Mark : Moi et mes amies on est venues baiser.
H : Vous êtes au bon endroit. C’est ici. L’endroit le plus
swinguant de New York.
M : C’est vrai, c’est pas de la merde. Moi et mon amie on vient ici
tous les vendredis et les samedis chercher la chaude romance dont on a
besoin. On aime avoir notre compte. Et toi, tu aines avoir ton compte ?
H : Je pige pas très bien.
M : J’ai été fouettée avec un bébé
pieuvre, on m’a recouverte de crème et plein d’autres trucs avec
des bouteilles. Par un âne, ou Alice Cooper, peut-être.
Choeur : Alice Cooper, Alice Cooper.
H : Vous êtes extra, les filles, super. Vous avez
déjà été dans un Holiday Inn ?
M : Pour qui tu nous prends ? Ce truc des groupies va trop loin. On ne
veut pas te baiser parce que tu es une star.
Zappa : Ces filles ne laisseront pas n’importe qui se pencher sur leurs
parties vitales. Elles veulent un type d’un groupe qui a un tube dans
les charts.
H : C’est drôle que tu en parles notre nouveau simple est
justement dans les charts cette semaine, avec le rond rouge. Alors
montre-moi comment une jeune fille comme toi peut être
excitée.
M : A quel hôtel tu as dit que tu étais ?
H : On y va de suite ?
M : Pas si vite. Ecoute : on veut un type d’un groupe qui a un tube
dans les charts. Et si son membre est un monstre, on l’aura dans le
baba.
H : Arrête ! Voluptueux triangle new yorkais, je n’avais pas vu
que tu étais si évidemment enceinte. J ‘ai ce qu’il vous
faut. La mienne est un monstre, un tigre...
(Parodie de Santana enchaînée sur « Willie the Pimp
» et son magnifique solo de guitare).
M : Dis-moi, sérieusement, c’est la première fois qu’on
rencontre une pop star d’Hollywood mes copines et moi. Tu connais Davy
Jones ? Et les Three Dog Night ? Oooh, ce sont mes
préférés. Tu aimes ma nouvelle voiture ? Mon
père me l’a offerte pour mon bac.
H : Mmm. C’est une Fillmore, hein ? Très futuriste. Dis, tu sais
aller au Holiday Inn d’ici
M : Non, c’est lequel ?
H : Celui qui est près de l’aéroport. On doit partir
tôt demain.
M : Je ne savais pas. Vous jouez où demain, les gars ?
Peut-être qu’on pourrait aller dans votre bus...
H : Dans le bus, hein ? Attends, demain on joue... à Tierra del
Fuego.
M : Oooh, vous êtes tellement professionnels ! Je veux dire tous
ces endroits exotiques où vous allez. Dis-moi, c’est très
important vous avez vraiment un tube?
H : Tu crois que je te mentirais simplement pour entrer dans ta culotte
M : Hé, écoute: on n’est pas des groupies. Je l’ai dit
à Robert Planté, à Elton John et à tous ces
grands types : on n’est pas des groupies ! Roger Daltrey n’a jamais
posé la main sur moi. Dis-lui, toi.
Jim : On aime être amies avec les musiciens, c’est tout. On veut
bien venir dans le bus.
H : Écoutez, vous avez dit tout à l’heure que vous vous
étiez fait verser de la crème dessus, fouetter avec
une pieuvre, et des bouteilles et tout.
M : C’est vrai, et même que j’aime ça des fois avec une
bouteille de soda ou un céleri. Mais on n’est pas des groupies
H : On dirait qu’il y a un petit problème de communication. Je
suis un pauvre mec qu’est pas d’ici, et tout ce que je veux c’est de
l’action. Je veux un orifice bien coulant, succulent et puant. Comment
dire ? Allons faire ça dans le coffre de ta bagnole.
Zappa : Très agile, Howie, très agile.
M : Hé, écoute. Mes amies et moi on cherche un type
qu’est dans un groupe qui a un tube dans les charts, un tube avec le
rond rouge, et un type qui en a une monstrueuse.
H : C’est moi C’est moi Oh, voluptueux triangle en forme d’île de
Manhattan ! Prends-moi, salope, je suis à toi. Comble mes
rêves les plus fous.
M : Oh oui, tout pour toi ma pop star adorée. Ecoute un peu :
petits pois, travail au bambou et trois enregistrements inédits
de CSN & Y en train de s’engueuler dans les loges du Fillmore East.
H : Oh, mon Dieu ! C’est trop ! C’est trop ! (free). Donne-le moi,
là, dans le coffre.
M : Pas avant que tu aies chanté ton tube.
H : OK, baby, penche-toi et mouille moi : voilà mon tube, et
voilà mes ronds rouges...
Ensemble, ils attaquent « Happy Together »
…………………………………………
 abituellement, ils commencent par « Call any
vegetable » (appelle n’importe quel légume / appelle-le
par son nom / et le légume te répondra / ooh-ooh-la-la
ooli-la-la), dont l’introduction (si vous ne le saviez pas — non, je le
ne le savais pas) est celle de « Agon » de Stravinsky. Le
morceau a bien changé depuis le temps où il fut
enregistré (« Absolutely Free »), et les remarques
que ce changement inspire sont valables pour tout ce que font les
Mothers aujourd’hui, avec le matériel ancien comme avec le
nouveau. Très évidemment, le groupe (lire : Zappa) a fini
par sentir la nécessité vitale de se faire entendre et
comprendre d’un public plus vaste. Quand on passe des années
à essayer d’atteindre des gens qui n’écoutent pas — ou
qui ne comprennent pas quand ils écoutent par hasard — on en
vient à se poser des questions. Ce n’est pas une
démission mais une façon de s’adapter aux circonstances
qui est en train de se révéler parfaitement intelligente
et judicieuse. Le rock-dérision des débuts a subi
quelques transformations de taille et semble, à première
vue, ressembler aujourd’hui à du rock tout court. Les trames
mélodiques et rythmiques se sont resserrées, la
permanence du tempo existe, la parodie est beaucoup moins
évidente au niveau de la musique. Zappa a remis ses anciens
thèmes de prédilection en forme, une forme, pour quoi ne
pas dire le mot ?, plus accessible. En espérant bien que le
public alléché aura l’intelligence de touiller dans le
passé du groupe pour en exhumer les trésors. Evolution
inversée : on part de « Chunga’s Revenge » pour
aboutir à « Freak Out » en passant par «
Weasels Ripped my Flesh » et « Uncle Meat ». Un pari
bizarre sur la curiosité et l‘ouverture d’esprit.
…………………………………………
« ous avons deux
sortes de show : un que nous appelons le « régulier
» et un autre que nous appelons le « show de grange
». Le second est réservé aux salles dont
l’acoustique est vraiment désastreuse — ce qui arrive souvent —
et dans ces endroits-là nous n’insistons pas trop sur les
parties vocales et les dialogues. On joue du rock. »
…………………………………………
 Boston et à New Haven, en
première partie, il y avait Chuck Berry, qui balance
inlassablement le même show depuis quinze ans. Encore vert,
encore capable de faire se lever et danser des gens qui
n’étaient même pas nés quand il enregistrait
« Johnnie B. Goode ». Il fait du fric avec des souvenirs,
et qui lui en voudrait, sachant tout ce que la rock music lui doit ?
Partout où il passe, il engage un petit groupe de rock local qui
perd le tempo tous les cent mètres, mais ça marche tout
de même. En deux heures, le rock d’hier et celui d’aujourd’hui,
un géant fatigué et un autre en pleine forme. Ils
resteront tous les deux.
…………………………………………
 our arriver à ses fins, Zappa avait
évidemment besoin de musiciens à la mesure de ses
ambitions. Exactement, des musiciens capables à la fois de
déchiffrer et de jouer sans bavures toutes ces parties fortement
structurées et souvent très subtiles que comportent ses
compositions, et capables en même temps de swinguer. Il ne les
avait pas auparavant, il les a maintenant. Des types qui font lever le
public et l’envoient danser dans les allées. Les Mothers font
danser les gens ? Oui, le « Mud Shark » ou n’importe quoi
d’autre, grâce au formidable beat d’Aynsley Dunbar (« il
(Zappa) croit qu’il a le meilleur batteur de rock du monde.., et il a
probablement raison ») et à l’assise rythmique prodigieuse
qu’établissent les cinq musiciens derrière les deux
chanteurs.
…………………………………………
« es gens sont
stupides de croire qu’on ne peut pas danser sur toutes les musiques.
Ils ne savent qu’un certain nombre de pas bien précis qu’ils
répètent tout le temps en se référant
à une danse connue, le twist ou le boogaloo ou la valse, et
quand la musique ne correspond pas à des danses qui ont des
NOMS, ils sont perdus et disent « ça ne se danse pas
». Mais la vraie danse, devrait être de remuer son corps
selon ce que l’on ressent en écoutant la musique, pas de
répéter trois pas appris par coeur.
…………………………………………
 es musiciens capables aussi d’improviser, quand
c’est leur tour, pas comme ça, quand ils en ont envie. L’esprit
de la musique de Zappa interdit formellement le laisser-aller,
contrairement à ce que pensent bien des gens. Les passages
improvisés sont parfaitement définis à l’avance,
dans le temps et l’espace musical. Les compositions de Zappa, telles
que « Little house I used to live in », « King Kong
» ou « Peaches en Regalia », pour n’en citer que
trois purement instrumentales, sont des architectures rigoureuses ;
personne ne doit s’éloigner d’une note du plan original tant que
le leader n’a pas fait ce signe du bras qui signifie « à
toi », jusqu’à ce qu’il fasse un autre signe qui signifie
« fini ». C’est
pendant ce laps de temps accordé que
des gens de la taille de Don Preston, Ian Underwood ou Zappa
lui-même peuvent aller au-delà de ce qui est écrit
et apporter à l’ensemble un peu de leur imagination. Ceci fut
particulièrement frappant durant ces « barn shows »
en grande majorité instrumentaux au cours desquels les solistes
précités se lancèrent dans de longues
improvisations, apportant toute la chaleur de leur invention à
des structures qui jadis en manquèrent peut-être. Et, plus
frappant, il en va de même pour les parties parlées ou
chantées. Zappa dit les mêmes mots (il pense que les gens
aiment â reconnaître exactement ce qui est sur LEUR disque,
que le souvenir joue dans l’appréciation d’un public un
rôle important. Il pense également, et montre ainsi
combien il est lucide, que les ovations que le groupe recueille
à la fin de ses shows ne sont motivées — en partie du
moins — que parce que les Mothers sont les vedettes du show. Ce qui
veut dire que les gens applaudissent n’importe qui, à la limite,
pourvu que ce n’importe qui leur soit présenté comme une
vedette. Et puis il dit aussi qu’il ne monte pas sur une scène
pour sentir monter vers lui les « bonnes vibrations de la
Woodstock Nation » mais pour jouer de la guitare et
présenter ses morceaux. Le reste n’est qu’accessoire), les
mêmes mots d’introduction pour ses chansons, et Mark et Howard
racontent sensiblement la même histoire. Encore que ces
deux-là, cinglés comme ils sont, montrent parfois
quelques velléités d’indépendance et, dans des
pièces telles que « Mud Shark» ou « Do you
like my new car », ou même « Billy the Mountain
», ils brodent quel que peu sur le texte écrit, à
en faire rigoler Zappa par surprise.
…………………………………………
 l faut en parler, de Mark Volman et de Howard
Kaylan, parce que ces deux-là, plus sans doute que tous les
autres, ont donné aux Mothers une dimension différente.
Dimension vocale, bien sûr, que le groupe n’avait jamais eue
jusqu’à leur arrivée. Les chansons de Zappa sont enfin
CHANTÉES, elles qui n’étaient auparavant que, comment
dire, esquissées, Mark et Howard sont des chanteurs d’exception
au registre extraordinairement étendu, du soprano au baryton,
leur entente est parfaite, ils sont capables d’aborder n‘importe quel
genre avec bonheur. Et ils savent chanter à l‘unisson avec les
instruments des thèmes à l’origine purement instrumentaux
tels que « Willie the Pimp » et en enrichir la tessiture.
Ce n’était pas le cas de Ray Collins, ce n’est pas non plus
celui de Zappa, qui n’a pas la voix assez agile pour tirer le meilleur
parti de ses propres chansons. Au point qu’on le sent parfois surpris
et ravi de découvrir ses thèmes enfin parfaitement mis en
valeur comme s’il ne les avait jamais entendus auparavant. Il lui est
également possible, pour la première fois, de faire
interpréter ses chansons par trois ou quatre voix (lui et Jim
Pons en plus), sur trois ou quatre registres différents. Ainsi
est comblé le vide laissé par la section de saxes
d’antan, qui comblait sans doute elle-même une déficience
vocale.
…………………………………………
 e show est parfaitement construit. Un spectateur
qui verrait les Mothers pour la première fois n’entendrait
là que trois ou quatre longs morceaux mais ceux qui savent un
peu mieux ne s’y trompent pas : ce sont dix ou quinze pièces
différentes qui sont interprétées, fondues en de
longs medleys, subtilement imbriquées, soit à la fin d’un
solo, soit par une greffe orchestrale habile qui mène en douceur
de l’une à l’autre. Ainsi de « The Hunchback Suite
», plus connue sous le nom de « Little Housse I used to
live in » et terminée pal « Cruising for Burgers
». Ainsi du morceau d’intro qui passe de « Call any
vegetable » à « Wino » et à « You
didn’t try to call me ». Ainsi de cet étonnant « Mud
Shark » qui, avant de se retrouver, passe par « What kind
et girl do you think we are ? », « Bwana Dik »,
« Latex solar beef », le ravissant « Willie the Pimp
», « Do you like my new car ?» et « Happy
together », le tube avec un rond rouge. Ce dernier medley,
traduit plus haut, figure sur l’album enregistré au Fillmore
East il y a six mois.
…………………………………………
 ’est drôle comme les gens reconnaissent le
« Happy together » des Turtles et applaudissent
frénétiquement son intro. Est-ce à cause de
l’humour (voir plus haut dans quel contexte arrive ce morceau) et de la
dérision, ou bien simplement parce qu’ils reconnaissent une
chanson qui fut un hit ravageur il y a quelques années
déjà ? Qu’en penses- tu ? », répond Zappa
sans se mouiller. Sarcasme ou nostalgie ? Ce morceau et « Tears
began to fall », je crois, viennent de sortir en simple... Les
gens qui les achèteront risquent de se faire une idée pas
tout à fait exacte de ce qu’est la musique des Mothers.
« Contrairement à ce que croient bien des gens, notre
public n’est pas composé de soi-disant hippies ou de gauchistes
frénétiques, Je dirais plutôt que ce sont des
Américains moyens âgés de quinze à dix-huit
ans. Beaucoup ont les cheveux courts. Ni riches, ni pauvres, ni trop
sages ni trop dingues. Juste moyens. »
A Carnegie Hall, New York, qui était supposé
être l’endroit le plus dans le coup » de ceux où
étaient passés les Mothers en ce début de
tournée, j‘ai regardé les gens autour de moi. Ils
étaient comme Frank le dit plus haut, ce qui n’est pas une tare,
mais ils ne riaient pas du tout, ce qui ma semblé
inquiétant. Sérieux, le menton dans la paume, l’oeil
attentif derrière les lunettes, ils écoutaient comme ils
auraient écouté une conférence, et les dialogues
désopilants de Mark et Howard ne leur arrachaient pas un
sourire, et les solos fabuleux de Zappa ne leur faisaient même
pas battre du pied. Mais à la fin ils firent au groupe une
gigantesque ovation. Ils avaient aimé alors ? Beaucoup de ceux
qui aiment les Mothers ont ce travers commun à tous les
adorateurs d’avoir perdu tout sens de l’humour quand il s’agit de leur
groupe préféré. Le paradoxe est évidemment
que ce groupe est le plus DROLE qui soit. Il est bien plus que cela,
mais il est aussi cela. Ce n’est tout de même pas parce que l’on
saisit les motivations d’un humour que l’on ne doit pas en rire. Si ?
…………………………………………
« illy the
Mountain » fut servi en introduction du second show de Carnegie
Hall, et ce fut sa « première new yorkaise ». La
première mondiale avait eu lieu au Smith College, si j’ai bonne
mémoire. Billy est un éléphant, un mammouth, un
monument ahurissant élevé par Zappa à la gloire de
son imagination fabuleuse et de son talent de compositeur, Ça
commence par l’apparition de Dieu et de son grand soja suspendu dans
univers, et Dieu décide de construire un plancher sous son sofa.
Il pose son cigare et appelle des anges, une fille et un cochon qui
commencent à faire des trucs ensemble, et il leur dit « Ne
déchargez pas sur mon sofa ». Il y a aussi le vieux Zircon
qui danse dans sa caverne, et les sangsues et les vasistas qui
dévorent tout sur leur passage. Et Zircon, qui doit être
le diable, fabrique une montagne qui se nomme Billy, et sur
l’épaule de la montagne pousse un arbre en forme d’antenne de TV
nommé Ethell (avec deux l) ils se marient un jour et partent en
voyage de noces à travers les États-unis,
s’arrêtant en chemin à Las Vegas pour boire un coup et
jouer aux machines à sous. Les reporters disent que ce sont des
communistes, et le gouvernement leur envoie l’énigmatique
Studebaker Hoch. BiIly et Ethell dévastent le pays et
écrabouillent Studebaker Hoch (« y’en
a qui disent qu’il n’est qu’un Italien cinglé qui conduit une
voiture de sport rouge ; en fait personne ne sait, parce qu’il est si
mystérieux... »). L’histoire, parlée,
chantée et jouée dure plus d’une demi heure. Il y a des
passages en allemand, d’autres en suédois, d’autres en
français, le reste est en anglais. C’est une oeuvre improbable
tellement elle est dingue, très pareille à une
pièce de théâtre avec ses personnages qui entrent
et sortent, ses actes divers et ses rebondissements siphonnés.
…………………………………………
 es gens continuent à croire que Zappa est un
compositeur « sérieux » qui n’ose pas et recouvre
toutes ses oeuvres d’une couche de dérision afin que l’on ne
pense surtout pas qu’il se prend, lui, au sérieux. A l’appui de
cette thèse, la musique de « 200 Motels » et le
concert au cours duquel elle fut présentée pour la
première fois à Los Angeles (avec le Los Angeles
Philarmonic Orchestra). Mais toute cette hypothèse n’a pas de
raison d’être ; Zappa est sérieux et prend son travail au
sérieux. Ainsi, bien des actes outrageants qu’on lui attribue
n‘ont jamais été commis par lui. Mais il suffit
d’inventer l’histoire la plus invraisemblable pour que les gens
répondent : « Ça, c’est bien de Zappa ».
Aussi sont-ils peut-être un peu déçus quand ils
comprennent qu’il ne leur pissera pas dessus du haut de la
scène. A ne pas confondre avec Alice Cooper... L’outrage est
plus subtil.
…………………………………………
 e ne cherche certainement pas
systématiquement à plaire à mon public. Je ne
baisserai pas ma culotte pour lui faire plaisir. Je ne veux pas dire
que je ne respecte pas les gens, mais les gens dans la salle ne sont
pas ce qu’il y a de plus important pour moi. Ils sont là ou ils
n’y sont pas, ils sont OK ou pas, c’est tout. Ils ne sont pas
l’important ; je travaille aussi dur aux répétitions que
sur scène. Et si, quand je leur parle, je suis un peu cynique ou
sarcastique, c’est simplement parce que je suis comme ça en
dehors de la scène. En fait, ma musique reflète assez
exactement l’homme que je suis. J’accorde au public le
bénéfice du doute, et nous nous comportons de
façon démagogique comme le font la plupart des autres
groupes. »
…………………………………………
 lors, l’orchestre est super. Si cela peut servir de
critère, les imitations qu’il fait d’autres groupes (Santana,
Burdon. CSN & Y) sont meilleures que les originaux. Parce qu’aucun
autre groupe de rock ne peut s’offrir à la fois — ces
parodies
ne sont qu’une péripétie — le matériel que compose
Zappa, des chanteurs comme Mark et Howard, un guitariste comme Zappa,
un batteur comme Aynsley Dunbar, des pianistes/ organistes comme Don
Preston et lan Underwood (qui est aussi un fameux saxophoniste), un
bassiste comme Jim Pons et surtout, un leader comme Zappa
(troisième citation) capable de les faire jouer ensemble et de
donner à leur talent pur une solide raison d’être. Il est
toujours un peu ridicule de chercher à savoir — surtout en
matière de musique, qui n’est pas le 400 mètres haies —
qui est le meilleur. Aussi, tout ce que je peux dire c’est que les
Mothers sont sacrément bons et qu’ils peuvent tout jouer
à la perfection, du blues au free. A ce propos, je trouve que
l’album réalisé au Fillmore est loin de leur rendre
justice, pas trop bien enregistre, qui oublie trop Preston et Underwood
et étrique singulièrement la sonorité de Dunbar.
…………………………………………
 n est bien obligé, quand on parle des
Mothers d’aujourd’hui, de parler de ceux d’hier. Mais on n’est pas
obligé de chercher à savoir si les uns sont meilleurs que
les autres. Il ne va tout de même pas arriver à ce groupe
qui est bien l’un des seuls à ajouter l’honnêteté
au talent, ce qui est arrivé à tant d’autres,
encensés quand ils étaient inconnus et mis plus bas que
terre quand le succès est venu. Certains l’ont
mérité, qui ont accepté la compromission en
échange de ce succès. Pas les Mothers. Je me suis
toujours demandé ce que cela donnerait si Zappa décidait
un jour d’écrire des tubes. S’il mettait sciemment son
génie de compositeur et son cerveau-ordinateur au service des
hit parades. Il réussirait, n’en doutons pas... Il assure que
des gens ont pris au pied de la lettre le titre de l’album «
We’re only in it for the money » si cela est vrai — et il doit le
savoir mieux que quiconque —, c’est désespérant. Oh, les
Mothers ne crachent pas sur l’argent, sur un gros cachet ou une bonne
vente de disques. Mais, pour cela, « ils n ‘embrasseront le cul
de personne », comme dit Zappa. On a entendu des gens dire que
des albums tels que « Hot Rats » ou « Chungas Revenge
» étaient des tentatives commerciales. Peut-être
mais alors, ce qui est commercial pour les Mothers l’est malgré
tout moins que ce que font pour commencer la plupart des groupes dits
underground. Ce qui nous
laisse encore très loin de... et de…
…………………………………………
 e son du groupe est maintenant formidable.
Au-dessus du jeu fracassant de Dunbar et des lignes de basse de Jim
Pons, orgue ou le piano électrique de Ian Underwood et le moog
de Don Preston tissent une trame sonore à la fois complexe et
évidente, comme doit l’être toute bonne trame. George Duke
est un merveilleux pianiste, mais Don Preston entre mieux dans le jeu
des Mothers, apprenti sorcier inspiré et tripatouilleur de
stridences étranglées ; il prend au cours du show un long
solo aux échos étranges et, au fur et à mesure
qu’il faut monter la tension, on se dit que c’est bien qu’il soit de
retour, lui qui fut avec le groupe au tout début. Et puis il y a
la guitare de Zappa (« My guitar wants to kill your mama
»), ses discours impeccablement logiques et l’énergie
quelle dégage tout au long de ces improvisations superbes qui
commencent par des pincements agiles des cordes et une sonorité
aigre pour éclater, la wah-wah aidant, en une somptueuse mais
épurée démonstration de ce que doit être la
guitare de rock and roll.
…………………………………………
“ illy the
Mountain” (slight return).
C’est un drôle d’édifice baroque, BTM, pièce
montée de tant d’éléments divers que l’on pourrait
s’y perdre un peu si Zappa n’avait apposé, là encore, sa
marque de fabrique inimitable, fil conducteur qui court à
travers toute l’oeuvre et qui permet à l‘auditeur spectateur de
suivre tant bien que mal ces extravagantes aventures musicales et
verbales. Don Quichotte-Ethell et Sancho Panca-Billy à travers
l’Amérique et les moulins à vent de Las Vegas,.. Oeuvre
d’un musicien, d’un littérateur et d’un metteur en scène,
oeuvre épique (n’ayons pas peur des mots) servie par une troupe
impeccable. Sentez-vous bien le 4 à Montreux, le 5 à
Lyon, le 6 à Paris (Châtelet) ou le 8 à Bruxelles,
quand Zappa annoncera de sa grosse voix « Et maintenant,
garçons et filles, nous aimerions vous présenter Billy
the Mountain et ses ineffables aventures ». Mais il a
déjà tout chamboulé…
…………………………………………
 l fut un temps, il y a deux ou trois ans, où
un concert des Mothers était scindé en deux parties bien
différentes : première partie on Freak Out,
deuxième partie, mais regardez, on est quand même des
musiciens de talent. Cela pouvait être gênant, parfois.
Aujourd’hui, tous ces éléments qu’emportent avec eux les
Mothers d’humour dérisoire, de satire provocante et de musique
extraordinaire, tous ces éléments sont fondus,
intégrés, et la cassure n’existe plus.
« Je ne veux pas être producteur. Je ne le suis ni pour
Straight, ni pour Bizarre. Parfois je m’occupe de la partie technique
d’un disque, de l’enregistrement, du mixage, mais je n’interviens pas
dans la partie artistique. Je ne pense pas qu’il soit possible
d’être à la fois leader d’un groupe, avec tout ce que cela
suppose de problèmes quotidiens, et producteur d’autres groupes.
Il faudrait toujours privilégier l‘un au détriment de
l’autre et cela ne serait pas honnête. Si l’on ajoute à
cela que les gens dont je me suis occupé, Captain Beefheart ou
Alice Cooper, n’ont pas manqué, une fois qu’ils ont
été connus, de dire pis que pendre de moi, on comprendra
que l’expérience de la production ne m’intéresse à
aucun niveau.
…………………………………………
« 00 Motels
» est un « documentaire surréaliste ».
Documentaire parce que le film, son titre l’indique assez, a
été directement inspiré et a pour sujet
l’expérience pour le moins marquante qu’est la vie d’un groupe
en tournée à travers les USA. Surréaliste parce
que, justement, Zappa ne s’est pas contenté de filmer ce
qu’il voyait/vivait, bêtement. « 200 Motel » , ce
n’est pas « Gimme Shelter » ou « Mad Dogs and English
men », Oh, non.
…………………………………………
« ’ai
préparé ce film pendant quatre années, plan par
plan. Il a été tourné en sept jours, à
Londres. Nous avons employé le système des
vidéocassettes, qui est extraordinairement pratique, permet un
travail instantané sur la couleur, et surtout de revoir
immédiatement la scène qui vient d’être
tournée. Ce qui élimine tous les problèmes du
laboratoire de développement. Il eut été logique
que Warner Bros, produise le film, puisque c’est pour cette marque que
nous enregistrons (Bizarre est distribué par Reprise, qui
appartient à Warner ; Straight, c’est tout ce qui a
été refusé par Reprise), indirectement. Trois fois
ils m’ont donné rendez-vous ! Trois fois
ils ne sont pas venus.
Finalement, je suis allé chez United Artists qui a
accepté tout de suite et m’a donné l’argent que je
voulais, un budget de 600 000 dollars. Nous leur en avons rendu
quelques-uns. J’ai travaillé sur la musique de ce film depuis
68, la plupart du temps dans des chambres d’hôtel. On peut
comparer le film, dans sa forme, a une symphonie ou quelque chose comme
ça, avec des leitmotiv des répétitions
légèrement altérées, des contrepoints, des
cadences, des passages atonaux, des trames polyrythmiques, etc. C’est
un film de rock and roll mais aussi un « Ou quoi », Les
Mothers opèrent aux limites extrêmes de notre conscience
rock and rollienne de la vie réelle, et le film est une
extension et une projection des vues et de la participation du groupe
à ce domaine étrange de l’expérience humaine
contemporaine. En d’autres mots, « 200 Motels » est en
rapport avec des choses comme : les groupies, la vie sur la route, les
rapports avec le public, la chimie des personnages d’un groupe, etc.
Nos rapports avec tout cela ne sont pas ordinaires, et il ne s’agissait
pas de taire un documentaire ordinaire. Un documentaire
surréaliste basé sur ces expériences pas
ordinaires peut donc paraître à première vue assez
particulier. »
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 n peu particulier? Complètement dingue, oui.
Comme une tournée, exactement. Le temps et l‘espace
disparaissent, gommés, au-delà de l’épuisement.
« Sur la route, le temps est déterminé par le
road-nanager qui vous dit de vous lever, par l’heure de départ
de l’avion ou du bus, par installation du matériel et l’heure du
concert. L’espace est parfaitement indéfini : les motels se
ressemblent tous, comme les avions et les bus, comme les salles de
concert, comme les publics. Il est, à la limite, possible de ne
pas savoir ou l’on est (« On est vraiment à Paris ?
»). Assis dans une chambre avec des contacts sociaux
limités la plupart du temps au autres membres du groupe, on
pourrait aussi bien être à Los Angeles . ».
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 es couleurs sont folles, plus que celles de
n’importe quel light-show. Tout à coup apparaît une
séquence de dessin animé dont le sujet est Jeff Simmons
(l’ancien bassiste du groupe qui le quitta en plein tournage et fut
illico remplacé par le chauffeur de Ringo) en plein ego trip. Un
tourbillon de couleurs, comme dirait Robert Chazal, ou alors un conte
de fées moderne, avec Don Preston dans le rôle de
Carabosse, la langue dans la joue et le dos bossu. Tout à coup
descend du ciel, des harnais sous les épaules, un Zappa qui
n’est pas Zappa mais Ringo Star (« J’ai demandé à
Ringo s’il voulait jouer mon rôle dans le film, il a dit
«oui, j’en ai un peu marre de cette image de gentil garçon
qu’on a donné de moi »), tout à coup apparaît
un orchestre symphonique encerclé de barbelés et de
miradors, tout à coup... allez le voir. Les acteurs sont : Ringo,
Zappa, les Mothers, Janet Ferguson et Miss
Lucy (GTO) qui
sont les groupies, évidemment. Théodore Bikel qui est le
Monsieur Loyal de ce carnaval ébouriffant, Keith Moon qui est la
nonne en chaleur, Dick Barber (le road manager) qui est l’aspirateur,
et Miss Pamela (GTO) qui est la journaliste de rock, et, garçons
et filles, toutes vos vedettes préférées dans
cette super production pleine de suspense, de sentiment, de
sensualité et de musique qui vous emmènera plus d’une
heure durant au fabuleux pays des motels (air conditionné dans
toutes les chambres) on compagnie des idoles les plus sexy du rock and
roll, les… les... les MOTHERS 0F INVENTION, garçons et filles,
les MOTHERS 0F INVENTION!!!
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(«Slow down Joe,
I’m a rock’n roll man.
I’ve twiddled my thumbs
In a dozen odd bands,
And you ain’t seen nothing
Until you’ve been in
A motel baby
Like the Holiday Inn. »
(Bernie Taupin «Holiday lnn»)
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« our le public
qui connaît déjà et apprécie les Mothers of
Invention, « 200 Motels » sera une extension logique de nos
concerts et de nos disques. Pour le public qui ne sait pas, qui s’en
fout nais donne sa chance de temps en temps à une idée
nouvelle, « 200 Motels » sera une introduction surprenante
au groupe et à son travail. Pour ceux qui ne peuvent pas
encadrer les Mothers et pensent déjà que nous ne sommes
qu’une bande de pervertis durs d’oreille, « 200 Motels »
confirmera probablement leurs pires suspicions. »
Choisissez votre camp, garçons et filles.
Article
: Philippe Paringaux.
Parution
: Rock & Folk N° 59 de décembre 1971
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