« ette chambre a eu son compte », dit Zappa. En effet. Plateaux débordants des restes d’une nourriture qui jamais ne fut succulente, hamburgers froids mâchouillés, sauce figée; cendriers pleins à ras bord (avec ou sans filtre); gens vautrée dans tous les coins de la moquette et qu’un garçon en uniforme enjambe avec circonspection; on entre ici comme dans un moulin et on en sort en marmonnent un « see ya » vague. Dehors — mais encore dedans —, des couloirs tristes et le cliquetis incessant des ascenseurs qui vont et viennent. Combien de temps passé dans ces ascenseurs ? Beaucoup, entre un hall de réception exactement pareil à son prédécesseur et à son successeur et les chambres du haut, toutes identiques aussi. Une drôle d’impression, au bout de quelques jours, de faire des centaines de kilomètres pour toujours en revenir au point de départ. Le temps et l’espace perdent toute importance et l’on en vient à se demander pourquoi bon Dieu partir à onze heures et faire tout ce chemin peur rester sur place. Au début on a l’impression d’être une mouche qui bute stupidement contre une vitre, après on s’en fout. Partout c’est la même image glauque qui dégouline des écrans de télé, les mêmes images que personne na regarde de toute façon. « La vie sur la route peut vous rendre dingue. » Cela ne veut rien dire, à première vue. Mais après une semaine de tournée avec les Mothers of Invention, on commence à se faire une vague idée de la véracité du propos. Vivre dans quelques-uns des « 200 Motels » est une expérience...

omard Johnson’s, usines à hamburgers répétées à des milliers d’exemplaires sur le bord des autoroutes. Nourriture dégoulinante de graisses, straights affolés par l’irruption dans leur festin d’une bande de freaks affamés.
Serveuse: « Vous êtes dans un groupe de rock, les mecs ? »
Quelqu’un : « Oui, on est les mondialement célèbres Mothers of Invention »
Serveuse: « Les QUOI ? ».
« You got nothing but groupies and promoters to love you
And a pile of laundry by your hotel door... »
Frank Zappa a été sur la route bien des fois. Il sait de quoi il parle. La vie en tournée est nécessairement devenue l’un de ses principaux sujets d’inspiration. Il a le regard assez vif et l’esprit assez clair pour saisir tout ce qu’il y a d’absurde et de contraignant dans cette vie-là, et s’il avait été bluesmen il eût émis de belles plaintes. Il n’est pas bluesman (il est d’après lui un « guitariste de rock and roll », mais je le soupçonne d’être un peu plus que cela) et préfère hisser le débat à un niveau plus élevé que celui de l’émotion pure et égoïste. Le plus grande partie de son oeuvre est construite au deuxième degré, et c’est probablement pourquoi la reconnaissance fut si longue à venir : le public n’aime généralement pas faire trop d’efforts (ne peut pas ?), l’humour et la dérision lui passent plus facilement au-dessus de ta tête que les sentiments « de base » (poncifs) enfoncée dans ses oreilles et sa cervelle à coups de marteau-pilon. Mais c’est OK maintenant, et les Mothers remplissant les salles partout où ils passent, et ce ne sont plus de petites salles, et le public les aime. Que ce soit pour les bonnes raisons est une autre question. Frank et ses Mamans sont tout au bord de ce que l’on appelle communément le grand succès, cette tournée l’a démontré à l’évidence, et cela n’est pas dommage. Ils ont travaillé à cela depuis sept ans. Laissons tomber le pluriel ; c’est bien de lui qu’il s’agit, lui qui tire toutes les ficelles en sourient dans sa moustache, lui qui a bâti patiemment, minutieusement, une oeuvre dont on peut être certain des aujourd’hui qu’elle restera. Il n’y a qu’un Zappa. Et même s’il y en avait un autre, il n’y en aurait tout de même qu’un. Il est vraiment, définitivement, indubitablement younique. Certainement le musicien /  homme le plus rigoureux et le plus lucide disponible aujourd’hui sur le marché de la rock music. Extraordinairement professionnel, mais dans le bon sens du terme. Il n’est rien, pas un détail, qu’il laisse au hasard, et l’on en vient à se demander si par hasard il ne SAIT pas déjà ce qui leur arrivera, à son oeuvre et à lui-même, demain, après demain. S’il n’est pas aujourd’hui, en novembre 71, exactement au point où il avait décidé il y a sept ans qu’il serait en novembre 71. Quoi ? Ecoutez un peu ces extraits d’une drôle d’interview que Frank fit un jour de lui-même (probablement parce qu’il pansait que personne ne lui posait jamais les bonnes questions) :
 

...u’est-ce que c’est ? Comme un complot ou quoi ?
— Pas vraiment. Quand j’essaie de décrire l’attention donnée à chaque mot, mélodie, arrangement, improvisation, la place de ces éléments dans un disque, l’attention donnée à la pochette qui est une extension de la musique, le choix de ce qui est enregistré, publié et/ou joué pendent un concert, la continuité ou le contraste d’album en album, etc., etc., je veux dire que tous ces détails font partie de le Grande Structure, ou du Corps Principal de l’OEuvre. Les plus petits détails ne sont pas seulement contenus dans le Corps Principal de l’OEuvre, ils lui donnent aussi, en raison de la chronologie dans l’exécution, une « forme », au sens abstrait du terme.
Ainsi, vous prétendez être conscient de la forme globale du groupe?
— Je prétends que nous n’en nommes pas seulement conscients nous la contrôlons, Tout est intentionnel.
 
e matin, tout le monde, encore englué de sommeil, s’enfourne dans le car et c’est reparti pour deux ou trois heures sur des autoroutes bordées par les forêts roussies du Massachusetts ou du Connecticut. Direction : un autre Holiday Inn, quelque part. Au bout d’un quart d’heure, Mark et Howard commencent à émerger et agrippent leurs guitares acoustiques. Ils passent de Dylan à Merle Haggard, et Jim Pons se joint à eux à la mandoline. Zappa va et vient dans l’étroit couloir. Il a envie de jouer et ne se fait pas prier quand les autres lui demandent de ce joindre à eux. Barbara Scott fait des annonces au micro clés-hôtel-répétition pas de retour à l’hôtel, départ à telle heure. Bruce Weber mitraille, mitraille. Trois cent rouleaux.
Don est écroulé contre la vitre. Florentine promène sous les nez sa croupe et ses seins superbes, suivie par les regards pathétiques de toute la presse anglaise (Florentine est une journaliste allemande). Ian Underwood tient la main de sa femme. Le chauffeur conduit. Frank accueille avec gentillesse les journalistes qui se glissent à côté de lui, carnet de notes en main. Quand il a fini, il vient prendre des nouvelles de le traduction de « Billy the Mountain » que Philippe et Philippe sont en train de faire pour lui. Peut-être utilisera-t-il ce morceau lors de son passage en France ? Ce serait marrant, il y a déjà toute une partie en allemand.
Hôtel. Salle de concert. Concert. A New Haven, un hall immense dont le parquet recouvre la piste de hockey sur glace. Froid aux pieds. En bas de la scène, une dizaine de flics énormes, colt au côté. Tout à l’heure, ils entendront « Who are the brain police? » et n’y comprendront rien. A Boston, pourtant, l’un d’eux a donné en douce son insigne à Mark, et ce dernier, quand on le lui demande, soulève discrètement la fourrure de son anorak et montre l’objet brillant.
A la porte de la loge surpeuplée, les kids regardent par-dessous les bras énormes du garde et tendent le doigt. « Hey. Zappa ! »
 
 
— Et vous pensez que cela rend les Mothers supérieurs aux autres groupes ?
— Cela les rend différents, certainement. Noue ne prétendons pas que le contrôle de la continuité conceptuelle assure automatiquement la supériorité à n’importe quel niveau. Si j’explique ce procédé, c’est simplement pour vous faire savoir qu’il existe et pour nous donner, en tant que journaliste, quelques critères afin que vous puissiez juger rationnellement ce que nous faisons. Il est injuste envers notre groupe, ou envers vos lecteurs, de commenter certains aspects de notre travail sans considérer le placement de ces aspects/détails dans une structure plus large.
— Ecoutez, personne ne peut former un groupe pop, planifier simultanément des années d’événements absurdement compliqués, vivre ces événements, puis écrire ça dans un dossier de presse et s’attendre à ce que quelqu’un y croie. Vous êtes cinglé.
— Les plans originaux furent exécutés en 62/63. Premières expérimentations début et milieu 64. La construction du projet/objet commença fin 64. Le travail progresse toujours.
— Pas étonnant que vous n’ayez jamais eu un tube.
— Vous réalisez certainement que le contrôle total n’est ni possible, ni souhaitable (ça enlève tout le plaisir). Le projet/objet contient des plans et des non plans, et aussi des structures événementielles précisément calculées afin de s’arranger des caprices du destin et de toutes les improbabilités statistiques qui s’y rattachent.
— Euh, sûr… Il faut que j’écrive quelque chose sur vous et je suis un peu pressé par le temps, alors pourquoi ne me dites-vous pas des trucs normaux... comment sonne notre groupe, peut-être...
— Comment nous sonnons est plus que comment nous sonnons. Nous faisons partie du projet/objet (ou préférez-vous événement/organisme ?), et ce dernier inclut tout media visuel, la conscience de tous tes participants (y compris le public), toutes les déficiences, Dieu (comme énergie), la Grande Note (comme matériau de base universel) et d’autres choses. Nous créons un art spécial dans un environnement hostile aux rêveurs.
— Je pige toujours pas... art? Quel art? Rolling Stone et tous les autres journaux importants dans le vent m’ont convaincu que vous n’êtes rien d’autre qu’une bande de pervertis durs d’oreille, bidonnant à la lisière du vrai monde du rock and roll... tout ce que vous faites c’est de la musique comédie… et je devrais croire ce baratin à propos d’un programme conceptuel qui dure des décades?
— Oui.
ous sommes allés de Boston à New York, nous arrêtant dans ces motels de luxe que l’on nomme Holiday Inns et dans lesquels les Mothers descendent toujours. Mark et Howard : « Hey, on ne s’était pas fait virer de celui-ci, au temps des Turtles ? » Tous ces hôtels se ressemblent d’une façon incroyable. Grands et neufs, si impersonnels que vous ne pouvez vous souvenir de la couleur de votre chambre un quart d’heure après l’avoir quittée (en fait, vous ne l’avez jamais remarquée, même quand vous étiez dedans). Il y des restaurants en bas, assez chers, et un autre tout en haut, très cher. On monte dans sa chambre dés que l’on arrive et l’on regarde sa valise en se disant que ça n’est pas la peine de la défaire pour quelques heures. Alors on allume machinalement la télé et puis on sort. Une bonne partie de l’étage est occupée par le groupe et sa suite. Il suffit d’entrer dans n’importe quelle chambre, c’est toujours pareil de toute façon. Et puis on va bouffer un morceau, en haut ou en bas, en haut si l’on a le temps, en bas si l’on est pressé. On est généralement pressé, alors on enfourne quelque steak trop cuit, un ice-cream et une bière, on s’essuie la bouche et on signe la note. Dans ces circonstances-là, Herbie Cohen et Zappa aiment bien évoquer les restaurants d’Europe où ils ont festoyé... Humour noir.

 
— Et vous avez fait ce truc pendant sept ans...
— Presque dix, si l’on compte le pré planning.
— Alors pourquoi rie l’ai-je jamais su? Je suis ouvert et intelligent et tout. Je vous ai même probablement déjà interviewé. Pourquoi n’en avez-vous jamais parlé?
— Il y a plusieurs raisons possibles
1 : Peut-être ne l’avez-vous jamais demandé parce que quand on vous a ennoyé faire une interview vous n’aviez jamais entendu aucun des disques, de sorte que la continuité vous aura échappé.
2 : Peut-être n’avez-vous jamais demandé parce que quand on vous a envoyé voue n’aviez jamais vu les Mothers sur scène or les aspects conceptuels de cette phrase ne peuvent être compris si l’on n’a pas vu le groupe sur scène très souvent.
3 : Peut-être n’avez-vous jamais lu les interviews ou ce phénomène était brièvement décrit, provoquant des confusions à des degrés variés.
4 : Peut-être qu’aujourd’hui est le jour où vous deviez savoir.
— Pourquoi ne jouez-vous pas du rock and rall comme tout le monde et n’oubliez-vous pas toute cette foutaise?
— Parfois nous jouons du rock and roll comme tout le monde (presque). Notre style de base est le rock and roll, seulement parfois nous extrapolons un peu
— Vous jouez probablement du « classic-rock »... très intellectuel, avec des accords affreux et un mauvais tempo...
— Toute association que sous pourrions avoir avec la « musique sérieuse » doit être considérée d’un point de vue rock, parce que la plupart d’entre nous sont strictement des musiciens de rock. L’élément humour doit être aussi considéré. Je voudrais attirer, votre attention sur l’un des axiomes de base de notre philosophie : « Il est, en dépit de toutes les preuves du contraire, théoriquement possible d’être sérieux et d’avoir malgré tout le sens de l’humour» (ceci étant spécialement dédié aux gens qui souffrent d’un sentiment d’ambivalence quand l’occasion leur est donné, de rire d’eux-mêmes). Et cet autre précepte qui guide notre travail: « Quelqu’un parmi le public qui est la sait ce que nous faisons, et cette personne est branchée au-delà même de sa compréhension.»

ous n’avez pas été sans remarquer que Frank se fiche de la presse dans les grandes largeurs. Mais, comme toujours avec lui, il faut voir un peu plus loin que son rire sarcastique et distinguer tout ce qu’il peut y avoir de vrai dans ces réponses qu’il se fait à lui-même. Car ce concept de continuité dans son oeuvre est parfaitement réel et perceptible au travers des douze albums enregistrés à ce jour par le groupe. Celui qui les écoute effectivement ne peut manquer d’être frappé par l’impression d’usité qui émane de l’oeuvre créée à ce jour. L’erreur fondamentale, quand il s’agit de parler des Mothers, serait de considérer chaque nouvel album comme un élément indépendant de ses prédécesseurs, de le juger en tant que tout plutôt qu’en ultime maillon existant d’une chaîne. Trop de détails, de citations, de rappels, trop d’idées esquissées ici et réalisées là, trop de thèmes repris sous différentes formes, trop d’allusions ou même d’affirmations, prouvent que l’oeuvre de Zappa/Mothers est un TOUT. Et il en prend soin, de son œuvre, il la polit et la repolit avec une méticulosité et une précision étonnantes. Comme un ordinateur qui travaillerait pour lui-même, il programme des milliers de détails et assemble son mécano géant, sans jamais se tromper. Souvent, au coure de cette tournée, j’ai été frappé par le fait que, dans sa chambre (ses, devrais-je dire, mais elles étaient si pareilles), il n’écoute que la musique des Mothers. Mais il n’y a dans cette attitude aucune prétention (de la fierté sans doute, c’est un sentiment auquel il a droit) : il travaille, son esprit enregistre ce qui a été enregistré par les bandes magnétiques, et mentalement il juge, coupe, mixe, édite. Musicien plus consciencieux je n’ai jamais vu... mais cela ne lui fait pas perdre un brin de son humour.
e chauffeur du car s’appelle Jeff. Un soir, pour son anniversaire, Zappa a coupé deux gros gâteaux, un rose et un jaune vif, dans le hall de l’hôtel, et Jeff, ému, a dit « Tout ce que je peux dire, c’est que ça a été une surprise agréable de travailler pour vous, les gars. Je ne m’attendais pas à ça.» Zappa a souri dans sa moustache.
Jett se perdait un peu partout et Mark, au fond, s’arrêtait de chanter pour gueuler un brin. Enfin, après bien des errements, Jeff parquait son engin devant l’entrée des artistes de quelque salle de concert et tout le monde se retrouvait sur la scène. Le matériel est prêt, installé par les rodies. Les Mothers testent l’acoustique de la salle. Des fois ça n’est pas brillant.
 
ark Volman, affalé sur la banquette arrière du car, a l’air d’un gros hibou. Son ventre tressaute, ses lunettes brillent au milieu de sa tignasse frisée. Il se souvient du temps des Turtles. Lui, Howard Kaylan et Jim Pons se souviennent souvent du temps des Turtles. Ils sont maintenant trois anciens de ce groupe légendaire au seins d’un autre groupe légendaire. « Les gens nous disent que nous étions des chanteurs, pas des clowns et que nous étions complètement cinglés de joindre les Mothers. Zappa allait nous faire faire un tas de pitreries et nous allions perdre notre belle jeunesse avec cette bande de dingues. Car si Frank est un tyran musical, nous sommes heureux de travailler avec un… génie. Ouais, un génie. »
Tyran ? Répétitions, dans quelque salle de concert Frank lève le bras et fait des ronds avec sa main. Tout le monde s’arrête en même temps. En même temps ! Si vous avez déjà vu un groupe s’arrêter de jouer au beau milieu d’un morceau, pendant une répétition, vous savez que trois ou cinq ou sept musiciens ne s’arrêtent jamais de jouer en même temps parce que l’un d’eux a levé la main. Mais les six autres Mothers gardent toujours et en toute circonstance un oeil sur leur leader. Et ils recommencent, encore et encore, jusqu’à ce que l’imperceptible défaut soit gommé.
Tyran? Ian Underwood, visage d’enfant et yeux clairs, regarde par la baie vitrée du restaurant les autoroutes qui s’entremêlent vingt étages plus bas. La salle est ronde et son centre tourne lentement, entraînant les dîneurs, « Oh ! bien sûr qu’ils ont été virés, ils ne sont pas partis d’eux-mêmes. Tous les anciens Mothers des premiers temps ont été flanqués à la porte par Frank et ils lui en veulent salement, Don (Preston) et moi sommes les seuls survivants, encore que je n’aie pas fait partie du groupe dés le début. Je n’avais jamais entendu de rock ou presque, je préférais le jazz, Un jour, à New York, une fille m’a fait écouter « Freak Out », et je dois dire que je n’ai pas été particulièrement impressionné. Cette fille m’a demandé d’aller voir les Mothers avec elle et j’y suis allé. Dès que je les ai vus sur scène, j’ai eu envie de jouer avec eux ; alors j’ai abordé Frank, et il m’a demandé ce que je savais faire. Voilà. (L’histoire est racontée dans « Uncle Meat »). Les tournées ? C’est la seule façon de gagner de l’argent, de foute façon. Deux ou trois cents dollars par soir. Parce qu’en ce qui concerne les disques, nous n’avons jamais touché de royalties de MGM. Jamais. Tout ce que nous avons eu, c’est le salaire syndical des musiciens de studio. J’ai parfois été payé pour avoir joué une heure alors que j’avais travaillé sur un mixage pendant trente heures... Quand nous avons signé avec Reprise, nous avons touché quinze cents dollars chacun. Je sais que cela parait peu, mais après tout les Mothers n’ont jamais vendu des millions de disques. Maintenant cela a l’air de venir, et l’album du Fillmore ne se vend pas mal, deux cent mille copies à ce jour, je crois. C’est un mieux, bien sûr, mais qu’est-ce que c’est pour un marché comme celui de l’Amérique ? Rien ou presque. Il nous faut aller sur la route... » Le premier soir, il y avait deux concerts au Music Hall de Boston, une grande salle assez pareille à celles d’Europe. Après, c’est l’habituelle stagnation dans une pièce sinistre du sous-sol, loge si l’on veut. Les Mothers récupèrent et se passent des serviettes- éponge sur la figure. Les journalistes vident les bouteilles. Les groupies attendent patiemment. Les après concerts sont toujours un peu déprimants, quand l’excitation est tombée et que pour quelques minutes tout semble s’arrêter. Lumières tristes, visages fatigués. Parfois, quelqu’un de la ville vient et invite tout le monde à une party. Il y en eut une à Boston, dans une vieille et immense maison, très anglaise, et tout le monde eut du bon temps entre la dope, le buffet et les bouteilles. Zappa en profita (professionnel) pour projeter deux courts- métrages réalisés par lui : un film d’épouvante absolument hilarant, histoire d’un savant dingue (Don Preston) qui créa une mouche géante, et « Burnt Weeny Sandwich », qui est un premier jet de « 200 Motels » et permet de suivre les anciens Mothers en tournée.
 
appa fait parfois penser à un professeur il réussit à expliquer sa propre oeuvre avec autant de clarté et de concision que s’il parlait de celle d’un autre. Toujours il se garde de l’émotivité qui trompe; jamais il ne fait intervenir dans ses exposés (c’est bien cela) le moindre facteur personnel. De cette attitude, bien des gens ont déduit qu’il est une personne froide. Peut-être, mais l’idée m’a effleuré, de temps en temps, qu’il est une personne timide. « C’est la dernière chose à laquelle j’aurais pensé », ont dit les gens auxquels j’ai fait part de cette impression vague. Ils vivent avec lui et savent certainement mieux que moi. De toute manière, la façon dont travaille Zappa est assez fascinante. Il est un peu le conservateur d’un musée dont il aurait peint tous les tableaux, et à ceux déja exposés il en ajoute d’autres de temps à autre, après les avoir bien examinés et retouchés. « Au début de 72, je vais publier neuf albums des Mothers. Du matériel ancien, qui servira à compléter l’histoire du groupe » Frank a passé beaucoup de temps à sélectionner (parmi la somme fabuleuse de bandes qu’il conserve), éditer et mixer ces « oldies but goodies » des Mothers. Bandes de studio, bandes de concerts, dialogues dans les coulisses, quelques clés en plus pour comprendre l’attitude générale du groupe. Réservé aux Mothers freaks, puisque le tirage de ces albums sera limité. Dans le car, pendant les longues randonnées monotones sur les autoroutes, d’un Holiday Inn à l’autre, Frank distribue des cassettes et des écouteurs, explique, répond. J’ai ainsi pu entendre quelques détails de ces neuf albums et tout ce que je peux dire est qu’il aurait été dommage de ne pas les publier. Il y a notamment un boogie très long enregistré au Fillmore East en 67 et qui est l’un des bouts de rock and roll les plus excitants que j’aie jamais entendu. Zappa et Lowell George (aujourd’hui avec Little Feat) jouent comme si leur vie en dépendait.
La vie en tournée. L’idée était la suivante ; Frank ayant réalisé un film intitulé « 200 Motels », film dont le sujet est justement la vie d’un groupe de rock pas comme les autres (devinez lequel) en tournée, lui et United Artists (qui a financé et distribué le film) décidèrent d’inviter quelques représentants de la presse européenne à suivre une tournée des Mothers depuis Boston jusqu’à New York. Sis concerts et, à l’arrivée, une projection du film en question. Huit jours de vie commune et à l’arrivée, peut-être, uns meilleure compréhension de cette vie dingue que mènent les musiciens de rock qui vont de ville en ville à travers les USA. D’où, bien sûr, une meilleure compréhension du film. Bonne idée. Le cinq octobre, tout était prêt.

 
Frank Zappa : musicien et metteur en scène d’origine sicilienne. Trente et un ans. Visage étroit, nez busqué, cheveux sombres et frisottés, moustache circonflexe, barbichette sous la lèvre. Porte toujours un drôle de petit chapeau en cuir clouté dont la pointe se recourbe vers l’avant et retient une étoile; porte aussi un vieux manteau afghan qui lui sert de lit quand il n’est pus dans sa chambre (et même parfois dans sa chambre, quand il s’étend par terre pour écouter ses bandes magnétiques). Personnage extrêmement aimable, toujours soucieux d’expliquer les choses le mieux possible, patient. Rit plus souvent qu’à son tour. Très grande culture musicale (connaît tous les vieux singles des années cinquante).
 
Mark Volman : chanteur. Gros et plus drôle encore. Porte des T. Shirts ensoleillés, des pantalons idem (mais toujours d’une autre couleur et des chaussures de ski. Capable de vous faire mourir de rire quand il dialogue (sur scène ou en dehors) avec son compère Homard Kaylan. Joue de la guitare sur le siège arrière du bus pendent les déplacements, regarde les autres jouer au base-ball à la télé dans sa chambre. Très grande culture musicale (connaît tous les singles des années cinquante).
 
Howard Kaylan : chanteur. Barbe noire et cheveux gris. Cache sous ses airs sérieux et ennuyés un humour féroce. Capable de vous taire mourir de rire quand il dialogue (sur scène ou en dehors) avec son compère Mark Volman. Grande culture musicale (connaît tous les singles des années cinquante).
 
Don Preston : synthetiseriste (?). Cheveux et barbe mités. Une dent de devant en moins. Trente-huit ans. Gentil et paisible. Très intéressé pur les groupies ; quand il en aperçoit une, il baisse la tête comme s’il voulait lui montrer sa calvitie et l’observe par-dessous ses sourcils. Grand acteur de cinéma  spécialisé dans les rôles de savant épouvantable. Porte toujours ne manteau afghan (encore plus vieux que celui de Zappa).

Ian Underwood : pianorgsaxiste. Visage rose et yeux pâles. Porte le plus souvant un capuchon rouge sur sa tête. Discret et aimable. Emmène parfois sa femme en tournée avec lui (Elle joue de la batterie mais pas avec les Mothers et a essayé de me taire chanter un cantique un jour. Ce qui n’a aucun rapport).

Jim Pons : bassiste. Dernier arrivé. Légèrement somnolent. Cheveux blond et visage grêlé, yeux doux. Joue de la mandoline dans le car et monte parfois dans la chambra de Zappa pour apprendre « Billy the Mountain » en allemand (y parvient difficilement). Porte veste et chemises de sport.

Aynsley Dunbar : batteur. Anglais. Cible des groupies (Anglais + mignon). Prend soin de sa personne et de sas vêtements. Musclé.
Herbie Cohen : manager. Trapu, barbe et cheveux noire et bouclés. Voit tout, sait tout. Grand voyageur et gastronome. Mâchonne toujours un bout de quelque chose et réclame les chèques.

Barbara Scott : attachée de presse. Jolie et aimable. Reçoit un million de coups de téléphone par jour  répond à tous, passe sa vie à résoudre les problèmes, petits ou grands de chacun. Ce qu’elle a fait, aucune bête au monde…

Dick Barber : second manager. Grand et roux, placide, semble être partout à la fois et ne prend même pas la peine de s’énerver.
Figurants : les journalistes, les groupies, les fans, etc. Cohorte informe qui traîne en queue de convoi, stagne dans les chambres d’hôtel et dans les loges, pose des questions et encore des questions, boit  énormément.

ne nuit, Mark Volman et Homard Kaylan m’ont fait tellement rire que je suis tombé par terre. Ce n’est plus une image. Ils dialoguaient avec une groupie débarquée dans leur chambre et se foutaient d’elle avec un sérieux imperturbable. Le gros ventre de Mark passait et repassait devant l’écran de la télé, Howard, affalé quelque part, lui donnait la réplique. Ils se connaissent si bien, tous les deux, qu’il n’y a jamais une fausse note on dirait qu’ils sont sur scène. Ils se pratiquent depuis des années, et cela s’entend. C’est comme dans le bus, quand l’un deux dit : « Hep, tu te souviens de ce truc que chantait (nom d’un chanteur oublié) en 54 ? Comment c’était, dejà ? » Et l’autre de fredonner les premières mesures, et tous les deux de chanter à l’unisson quelque vieux tubes depuis longtemps éteint. De même, ils peuvent se passer un joint sans même se regarder. Quand l’un fume, l’autre est défoncé…

n soir, nous sommes allés à une partie au Smith College, l’école de jeunes filles la plus chic des USA. Incroyable. La party avait lieu dans le dortoir en principe, mais en réalité dans les toilettes. Tout au long du couloir, devant leurs portes, des jeunes filles très laides et boutonneuse, pour la plupart, et leurs petits amis qui leur ressemblaient. « Elles doivent toutes faire partie du Women’s Lib là-dedans », avait dit Zappa, « alors ne vous attendez pas à voir des stars... ». Une fois de plus, il avait raison. L’uniforme de toue les jeunes Américaines qui se veulent dans le coup est assez abominable : tous, garçons et filles, sont vêtus de la même veste militaire kaki et informe, des mêmes jeans, des mêmes chaussures de basket. Ils sont ternes et vous pouvez scruter une foule de trois mille personnes pendent une heure sans que l’oeil ne trouve son plaisir. A la party du Smith College (somptueux, avec des pelouses de dix kilomètres, une rivière, des routes à travers le parc et tout ce dont on peut rêver), il n’y avait pas d’alcool. Des jeunes gens à barbe et à lunettes fumaient du hasch d’un air inspiré et engageaient avec les musiciens des conversations qui n’allaient pas loin. Quel décalage entre l’humour et la lucidité des membres du groupe et le sérieux emmerdant de la plupart de ceux qui viennent les écouter... Dans une petite chambre retirée, une fille en robe vert vif, debout devant Zappa, rouspétait : « Non, je ne me suis pas amusée, Je voulais danser et je n’ai pas pu ! » Le plus drôle de ces parties, c’est généralement après, sur le chemin du retour, quand Mark et Homard font le compte rendu de la soirée. Enfin, on rit. « Mais ou donc est passé Aynsley » il plait aux petites Américaines, Aynsley, avec son accent britannique et ses fringues de lord un peu dévoyé...
« Heu, oui, c’eut vrai que les Mothers du début étaient plus comme une famille. Tout aujourd’hui est un petit peu plus... professionnel. » Underwood.
La vie sur la route peut nous rendre cinglé. Huit jours vous donnent une idée. Mais la tournée continue jusqu’à la fin décembre, de Toronto à Londres en passant par le Middle West et toute l’Europe (Lyon le 5/l2, Paris le 7).
 « Notre meilleur public en Europe, c’est celui d’Amsterdam. Ce public-la vous envoie de « bonnes vibrations », ah ! ah ! ah » Zappa.

es groupies sont souvent très laides, parfois assez jolies. Rarement très jolies. Elles trainent aux répétitions, assises au premier rang. Elles traînent dans les loges et attendent que chacun ait fait son choix. En vérité, elles ont toujours une préférence au départ et l’espoir fou qu’elles seront élue, par celui-là dont elles ont rêvé depuis que le concert a été annoncé dans leur ville. Elles montent dans le car et voguent vers l’hôtel, vers leur dernière chance. Et elles ont raison, parce qu’il se trouvera bien quelqu’un pour leur demander de venir voir la télé là-haut, et boire un verre, et fumer un peu. Si ce n’est pas un membre du groupe, ce sera quelqu’un qui CONNAIT les « stars », ce qui est toujours mieux que rien. Au matin elles filent. La semaine prochaine ce sera peut-être Tom Jones...

ar un après-midi pluvieux, nous sommes arrivés à New York dans notre carrosse, et Jeff nous a  déposés devinez ou, devant le Holliday lnn. Celui-là est plus grand et plus vieux que les autres. Plus dangereux aussi : le premier soir, alors que je dormais comme une brute, assommé par l’herbe et le J. & B. de Mark et Howard, un type s’est introduit dans ma chambre, a tout fouillé tranquillement et s’est tiré avec mon pantalon. Tout mon argent, bien sûr, était dans mon pantalon. Ce que je croyais être toute une histoire n’était en fait qu’une anecdote, comme le personnel de l’hôtel me l’a bien fait comprendre en me disant que dans l’hôtel voisin on avait pillé trente chambres et qu’après tout je devais m’estimer heureux de ne pas m’être réveillé. Bon. La vie sur la route peut vous rendre dingue, et spécialement quand cette route passe par New York. On a encore perdu le script de « Billy the Mountain » ; Frank nous en donne un autre, le troisième, en se demandant sans doute si nous sommes très sérieux et s’il verra sa traduction un jour. Peut-être... En attendent, le steak coûte dix dollars au restaurant de l’hôtel.

vec Frank à une interview radio. Il parait que la moitié de New York écoute ce show. Un gros poussah, qui n’a manifestement jamais entendu les Mothers (il ne connaît même pas le titre du disque qu’il a sous les yeux, ni celui du film — facile, c’est le même), pose des questions idiotes. Après : C’est la seconde fois en cinq ans que je passe dans un show AM (grande écoute). A la télé, je suis passé deux fois dans toute ma carrière. » Voilà ce que fait l’Amérique des meilleurs de ses enfants… Mais je vous le dis : si vous avez un jour l’occasion de partir en tournée entre Boston et New York avec les Mothers, n’hésitez pas. La vie sur la route peut nous rendre dingue. —

Texte : PHILIPPE PARINGAUX.
Parution : Rock & Folk N° 58
Date : novembre 1971