« ette
chambre a eu son compte », dit Zappa. En effet. Plateaux
débordants des restes d’une nourriture qui jamais ne fut
succulente, hamburgers froids mâchouillés, sauce
figée; cendriers pleins à ras bord (avec ou sans filtre);
gens vautrée dans tous les coins de la moquette et qu’un
garçon en uniforme enjambe avec circonspection; on entre ici
comme dans un moulin et on en sort en marmonnent un « see ya
» vague. Dehors — mais encore dedans —, des couloirs tristes et
le cliquetis incessant des ascenseurs qui vont et viennent. Combien de temps passé dans ces
ascenseurs ? Beaucoup, entre un hall de réception exactement
pareil à son prédécesseur et à son
successeur et les chambres du haut, toutes identiques aussi. Une
drôle d’impression, au bout de quelques jours, de faire des
centaines de kilomètres pour toujours en revenir au point de
départ. Le temps et l’espace perdent toute importance et l’on en
vient à se demander pourquoi bon Dieu partir à onze
heures et faire tout ce chemin peur rester sur place. Au début
on a l’impression d’être une mouche qui bute stupidement contre
une vitre, après on s’en fout. Partout c’est la même image
glauque qui dégouline des écrans de télé,
les mêmes images que personne na regarde de toute façon.
« La vie sur la route peut vous rendre dingue. » Cela ne
veut rien dire, à première vue. Mais après une
semaine de tournée avec les Mothers of Invention, on commence
à se faire une vague idée de la véracité du
propos. Vivre dans quelques-uns des « 200 Motels » est une
expérience...
omard Johnson’s, usines à
hamburgers répétées à des milliers
d’exemplaires sur le bord des autoroutes. Nourriture
dégoulinante de graisses, straights affolés par
l’irruption dans leur festin d’une bande de freaks affamés.
Serveuse: « Vous êtes dans un groupe de rock, les mecs ?
»
Quelqu’un : « Oui, on est les mondialement célèbres
Mothers of Invention »
Serveuse: « Les QUOI ? ».
« You got nothing but groupies and promoters to love you
And a pile of laundry by your hotel door... »
Frank Zappa a été sur la route bien des fois. Il sait de
quoi il parle. La vie en tournée est nécessairement
devenue l’un de ses principaux sujets d’inspiration. Il a le regard
assez vif et l’esprit assez clair pour saisir tout ce qu’il y a
d’absurde et de contraignant dans cette vie-là, et s’il avait
été bluesmen il eût émis de belles plaintes.
Il n’est pas bluesman (il est d’après lui un « guitariste
de rock and roll », mais je le soupçonne d’être un
peu plus que cela) et préfère hisser le débat
à un niveau plus élevé que celui de
l’émotion pure et égoïste. Le plus grande partie de
son oeuvre est construite au deuxième degré, et c’est
probablement pourquoi la reconnaissance fut si longue à venir :
le public n’aime généralement pas faire trop d’efforts
(ne peut pas ?), l’humour et la dérision lui passent plus
facilement au-dessus de ta tête que les sentiments « de
base » (poncifs) enfoncée dans ses oreilles et sa cervelle
à coups de marteau-pilon. Mais c’est OK maintenant, et les
Mothers remplissant les salles partout où ils passent, et ce ne
sont plus de petites salles, et le public les aime. Que ce soit pour
les bonnes raisons est une autre question. Frank et ses Mamans sont
tout au bord de ce que l’on appelle communément le grand
succès, cette tournée l’a démontré à
l’évidence, et cela n’est pas dommage. Ils ont travaillé
à cela depuis sept ans. Laissons tomber le pluriel ; c’est bien
de lui qu’il s’agit, lui qui tire toutes les ficelles en sourient dans
sa moustache, lui qui a bâti patiemment, minutieusement, une
oeuvre dont on peut être certain des aujourd’hui qu’elle restera.
Il n’y a qu’un Zappa. Et même s’il y en avait un autre, il n’y en
aurait tout de même qu’un. Il est vraiment,
définitivement, indubitablement younique. Certainement le
musicien / homme le plus rigoureux et le plus lucide disponible
aujourd’hui sur le marché de la rock music. Extraordinairement
professionnel, mais dans le bon sens du terme. Il n’est rien, pas un
détail, qu’il laisse au hasard, et l’on en vient à se
demander si par hasard il ne SAIT pas déjà ce qui leur
arrivera, à son oeuvre et à lui-même, demain,
après demain. S’il n’est pas aujourd’hui, en novembre 71,
exactement au point où il avait décidé il y a sept
ans qu’il serait en novembre 71. Quoi ? Ecoutez un peu ces extraits
d’une drôle d’interview que Frank fit un jour de lui-même
(probablement parce qu’il pansait que personne ne lui posait jamais les
bonnes questions) :
... u’est-ce
que c’est ? Comme un complot ou quoi ?
— Pas vraiment. Quand j’essaie de décrire l’attention
donnée à chaque mot, mélodie, arrangement,
improvisation, la place de ces éléments dans un disque,
l’attention donnée à la pochette qui est une extension de
la musique, le choix de ce qui est enregistré, publié
et/ou joué pendent un concert, la continuité ou le
contraste d’album en album, etc., etc., je veux dire que tous ces
détails font partie de le Grande Structure, ou du Corps
Principal de l’OEuvre. Les plus petits détails ne sont pas
seulement contenus dans le Corps Principal de l’OEuvre, ils lui donnent
aussi, en raison de la chronologie dans l’exécution, une «
forme », au sens abstrait du terme.
Ainsi, vous prétendez être conscient de la forme globale
du groupe?
— Je prétends que nous n’en nommes pas seulement conscients nous
la contrôlons, Tout est intentionnel.
e
matin, tout le monde, encore englué de sommeil, s’enfourne dans
le car et c’est reparti pour deux ou trois heures sur des autoroutes
bordées par les forêts roussies du Massachusetts ou du
Connecticut. Direction : un autre Holiday Inn, quelque part. Au bout
d’un quart d’heure, Mark et Howard commencent à émerger
et agrippent leurs guitares acoustiques. Ils passent de Dylan à
Merle Haggard, et Jim Pons se joint à eux à la mandoline.
Zappa va et vient dans l’étroit couloir. Il a envie de jouer et
ne se fait pas prier quand les autres lui demandent de ce joindre
à eux. Barbara Scott fait des annonces au micro
clés-hôtel-répétition pas de retour à
l’hôtel, départ à telle heure. Bruce Weber
mitraille, mitraille. Trois cent rouleaux.
Don est écroulé contre la vitre. Florentine
promène sous les nez sa croupe et ses seins superbes, suivie par
les regards pathétiques de toute la presse anglaise (Florentine
est une journaliste allemande). Ian Underwood tient la main de sa
femme. Le chauffeur conduit. Frank accueille avec gentillesse les
journalistes qui se glissent à côté de lui, carnet
de notes en main. Quand il a fini, il vient prendre des nouvelles de le
traduction de « Billy the Mountain » que Philippe et
Philippe sont en train de faire pour lui. Peut-être
utilisera-t-il ce morceau lors de son passage en France ? Ce serait
marrant, il y a déjà toute une partie en allemand.
Hôtel. Salle de concert. Concert. A New Haven, un hall immense
dont le parquet recouvre la piste de hockey sur glace. Froid aux pieds.
En bas de la scène, une dizaine de flics énormes, colt au
côté. Tout à l’heure, ils entendront « Who
are the brain police? » et n’y comprendront rien. A Boston,
pourtant, l’un d’eux a donné en douce son insigne à Mark,
et ce dernier, quand on le lui demande, soulève
discrètement la fourrure de son anorak et montre l’objet
brillant.
A la porte de la loge surpeuplée, les kids regardent par-dessous
les bras énormes du garde et tendent le doigt. « Hey.
Zappa ! »
— Et vous pensez que cela rend les Mothers supérieurs aux autres
groupes ?
— Cela les rend différents, certainement. Noue ne
prétendons pas que le contrôle de la continuité
conceptuelle assure automatiquement la supériorité
à n’importe quel niveau. Si j’explique ce procédé,
c’est simplement pour vous faire savoir qu’il existe et pour nous
donner, en tant que journaliste, quelques critères afin que vous
puissiez juger rationnellement ce que nous faisons. Il est injuste
envers notre groupe, ou envers vos lecteurs, de commenter certains
aspects de notre travail sans considérer le placement de ces
aspects/détails dans une structure plus large.
— Ecoutez, personne ne peut former un groupe pop, planifier
simultanément des années d’événements
absurdement compliqués, vivre ces événements, puis
écrire ça dans un dossier de presse et s’attendre
à ce que quelqu’un y croie. Vous êtes cinglé.
— Les plans originaux furent exécutés en 62/63.
Premières expérimentations début et milieu 64. La
construction du projet/objet commença fin 64. Le travail
progresse toujours.
— Pas étonnant que vous n’ayez jamais eu un tube.
— Vous réalisez certainement que le contrôle total n’est
ni possible, ni souhaitable (ça enlève tout le plaisir).
Le projet/objet contient des plans et des non plans, et aussi des
structures événementielles précisément
calculées afin de s’arranger des caprices du destin et de toutes
les improbabilités statistiques qui s’y rattachent.
— Euh, sûr… Il faut que j’écrive quelque chose sur vous et
je suis un peu pressé par le temps, alors pourquoi ne me
dites-vous pas des trucs normaux... comment sonne notre groupe,
peut-être...
— Comment nous sonnons est plus que comment nous sonnons. Nous faisons
partie du projet/objet (ou préférez-vous
événement/organisme ?), et ce dernier inclut tout media
visuel, la conscience de tous tes participants (y compris le public),
toutes les déficiences, Dieu (comme énergie), la Grande
Note (comme matériau de base universel) et d’autres choses. Nous
créons un art spécial dans un environnement hostile aux
rêveurs.
— Je pige toujours pas... art? Quel art? Rolling Stone et tous les
autres journaux importants dans le vent m’ont convaincu que vous
n’êtes rien d’autre qu’une bande de pervertis durs d’oreille,
bidonnant à la lisière du vrai monde du rock and roll...
tout ce que vous faites c’est de la musique comédie… et je
devrais croire ce baratin à propos d’un programme conceptuel qui
dure des décades?
— Oui.
ous
sommes allés de Boston à New York, nous arrêtant
dans ces motels de luxe que l’on nomme Holiday Inns et dans lesquels
les Mothers descendent toujours. Mark et Howard : « Hey, on ne
s’était pas fait virer de celui-ci, au temps des Turtles ?
» Tous ces hôtels se ressemblent d’une façon
incroyable. Grands et neufs, si impersonnels que vous ne pouvez vous
souvenir de la couleur de votre chambre un quart d’heure après
l’avoir quittée (en fait, vous ne l’avez jamais
remarquée, même quand vous étiez dedans). Il y des
restaurants en bas, assez chers, et un autre tout en haut, très
cher. On monte dans sa chambre dés que l’on arrive et l’on
regarde sa valise en se disant que ça n’est pas la peine de la
défaire pour quelques heures. Alors on allume machinalement la
télé et puis on sort. Une bonne partie de l’étage
est occupée par le groupe et sa suite. Il suffit d’entrer dans
n’importe quelle chambre, c’est toujours pareil de toute façon.
Et puis on va bouffer un morceau, en haut ou en bas, en haut si l’on a
le temps, en bas si l’on est pressé. On est
généralement pressé, alors on enfourne quelque
steak trop cuit, un ice-cream et une bière, on s’essuie la
bouche et on signe la note. Dans ces circonstances-là, Herbie
Cohen et Zappa aiment bien évoquer les restaurants d’Europe
où ils ont festoyé... Humour noir.
— Et vous avez fait ce truc pendant sept ans...
— Presque dix, si l’on compte le pré planning.
— Alors pourquoi rie l’ai-je jamais su? Je suis ouvert et intelligent
et tout. Je vous ai même probablement déjà
interviewé. Pourquoi n’en avez-vous jamais parlé?
— Il y a plusieurs raisons possibles
1 : Peut-être ne l’avez-vous jamais demandé parce que
quand on vous a ennoyé faire une interview vous n’aviez jamais
entendu aucun des disques, de sorte que la continuité vous aura
échappé.
2 : Peut-être n’avez-vous jamais demandé parce que quand
on vous a envoyé voue n’aviez jamais vu les Mothers sur
scène or les aspects conceptuels de cette phrase ne peuvent
être compris si l’on n’a pas vu le groupe sur scène
très souvent.
3 : Peut-être n’avez-vous jamais lu les interviews ou ce
phénomène était brièvement décrit,
provoquant des confusions à des degrés variés.
4 : Peut-être qu’aujourd’hui est le jour où vous deviez
savoir.
— Pourquoi ne jouez-vous pas du rock and rall comme tout le monde et
n’oubliez-vous pas toute cette foutaise?
— Parfois nous jouons du rock and roll comme tout le monde (presque).
Notre style de base est le rock and roll, seulement parfois nous
extrapolons un peu
— Vous jouez probablement du « classic-rock »...
très intellectuel, avec des accords affreux et un mauvais
tempo...
— Toute association que sous pourrions avoir avec la « musique
sérieuse » doit être considérée d’un
point de vue rock, parce que la plupart d’entre nous sont strictement
des musiciens de rock. L’élément humour doit être
aussi considéré. Je voudrais attirer, votre attention sur
l’un des axiomes de base de notre philosophie : « Il est, en
dépit de toutes les preuves du contraire, théoriquement
possible d’être sérieux et d’avoir malgré tout le
sens de l’humour» (ceci étant spécialement
dédié aux gens qui souffrent d’un sentiment d’ambivalence
quand l’occasion leur est donné, de rire d’eux-mêmes). Et
cet autre précepte qui guide notre travail: « Quelqu’un
parmi le public qui est la sait ce que nous faisons, et cette personne
est branchée au-delà même de sa
compréhension.»
ous n’avez pas été
sans remarquer que Frank se fiche de la presse dans les grandes
largeurs. Mais, comme toujours avec lui, il faut voir un peu plus loin
que son rire sarcastique et distinguer tout ce qu’il peut y avoir de
vrai dans ces réponses qu’il se fait à lui-même.
Car ce concept de continuité dans son oeuvre est parfaitement
réel et perceptible au travers des douze albums
enregistrés à ce jour par le groupe. Celui qui les
écoute effectivement ne peut manquer d’être frappé
par l’impression d’usité qui émane de l’oeuvre
créée à ce jour. L’erreur fondamentale, quand il
s’agit de parler des Mothers, serait de considérer chaque nouvel
album comme un élément indépendant de ses
prédécesseurs, de le juger en tant que tout plutôt
qu’en ultime maillon existant d’une chaîne. Trop de
détails, de citations, de rappels, trop d’idées
esquissées ici et réalisées là, trop de
thèmes repris sous différentes formes, trop d’allusions
ou même d’affirmations, prouvent que l’oeuvre de Zappa/Mothers
est un TOUT. Et il en prend soin, de son œuvre, il la polit et la
repolit avec une méticulosité et une précision
étonnantes. Comme un ordinateur qui travaillerait pour
lui-même, il programme des milliers de détails et assemble
son mécano géant, sans jamais se tromper. Souvent, au
coure de cette tournée, j’ai été frappé par
le fait que, dans sa chambre (ses, devrais-je dire, mais elles
étaient si pareilles), il n’écoute que la musique des
Mothers. Mais il n’y a dans cette attitude aucune prétention (de
la fierté sans doute, c’est un sentiment auquel il a droit) : il
travaille, son esprit enregistre ce qui a été
enregistré par les bandes magnétiques, et mentalement il
juge, coupe, mixe, édite. Musicien plus consciencieux je n’ai
jamais vu... mais cela ne lui fait pas perdre un brin de son humour.
e
chauffeur du car s’appelle Jeff. Un soir, pour son anniversaire, Zappa
a coupé deux gros gâteaux, un rose et un jaune vif, dans
le hall de l’hôtel, et Jeff, ému, a dit « Tout ce
que je peux dire, c’est que ça a été une surprise
agréable de travailler pour vous, les gars. Je ne m’attendais
pas à ça.» Zappa a souri dans sa moustache.
Jett se perdait un peu partout et Mark, au fond, s’arrêtait de
chanter pour gueuler un brin. Enfin, après bien des errements,
Jeff parquait son engin devant l’entrée des artistes de quelque
salle de concert et tout le monde se retrouvait sur la scène. Le
matériel est prêt, installé par les rodies. Les
Mothers testent l’acoustique de la salle. Des fois ça n’est pas
brillant.
ark
Volman, affalé sur la banquette arrière du car, a l’air
d’un gros hibou. Son ventre tressaute, ses lunettes brillent au milieu
de sa tignasse frisée. Il se souvient du temps des Turtles. Lui,
Howard Kaylan et Jim Pons se souviennent souvent du temps des Turtles.
Ils sont maintenant trois anciens de ce groupe légendaire au
seins d’un autre groupe légendaire. « Les gens nous disent
que nous étions des chanteurs, pas des clowns et que nous
étions complètement cinglés de joindre les
Mothers. Zappa allait nous faire faire un tas de pitreries et nous
allions perdre notre belle jeunesse avec cette bande de dingues. Car si
Frank est un tyran musical, nous sommes heureux de travailler avec un…
génie. Ouais, un génie. »
Tyran ? Répétitions, dans quelque salle de concert Frank
lève le bras et fait des ronds avec sa main. Tout le monde
s’arrête en même temps. En même temps ! Si vous avez
déjà vu un groupe s’arrêter de jouer au beau milieu
d’un morceau, pendant une répétition, vous savez que
trois ou cinq ou sept musiciens ne s’arrêtent jamais de jouer en
même temps parce que l’un d’eux a levé la main. Mais les
six autres Mothers gardent toujours et en toute circonstance un oeil
sur leur leader. Et ils recommencent, encore et encore, jusqu’à
ce que l’imperceptible défaut soit gommé.
Tyran? Ian Underwood, visage d’enfant et yeux clairs, regarde par la
baie vitrée du restaurant les autoroutes qui s’entremêlent
vingt étages plus bas. La salle est ronde et son centre tourne
lentement, entraînant les dîneurs, « Oh ! bien
sûr qu’ils ont été virés, ils ne sont pas
partis d’eux-mêmes. Tous les anciens Mothers des premiers temps
ont été flanqués à la porte par Frank et
ils lui en veulent salement, Don (Preston) et moi sommes les seuls
survivants, encore que je n’aie pas fait partie du groupe dés le
début. Je n’avais jamais entendu de rock ou presque, je
préférais le jazz, Un jour, à New York, une fille
m’a fait écouter « Freak Out », et je dois dire que
je n’ai pas été particulièrement
impressionné. Cette fille m’a demandé d’aller voir les
Mothers avec elle et j’y suis allé. Dès que je les ai vus
sur scène, j’ai eu envie de jouer avec eux ; alors j’ai
abordé Frank, et il m’a demandé ce que je savais faire.
Voilà. (L’histoire est racontée dans « Uncle Meat
»). Les tournées ? C’est la seule façon de gagner
de l’argent, de foute façon. Deux ou trois cents dollars par
soir. Parce qu’en ce qui concerne les disques, nous n’avons jamais
touché de royalties de MGM. Jamais. Tout ce que nous avons eu,
c’est le salaire syndical des musiciens de studio. J’ai parfois
été payé pour avoir joué une heure alors
que j’avais travaillé sur un mixage pendant trente heures...
Quand nous avons signé avec Reprise, nous avons touché
quinze cents dollars chacun. Je sais que cela parait peu, mais
après tout les Mothers n’ont jamais vendu des millions de
disques. Maintenant cela a l’air de venir, et l’album du Fillmore ne se
vend pas mal, deux cent mille copies à ce jour, je crois. C’est
un mieux, bien sûr, mais qu’est-ce que c’est pour un
marché comme celui de l’Amérique ? Rien ou presque. Il
nous faut aller sur la route... » Le premier soir, il y avait
deux concerts au Music Hall de Boston, une grande salle assez pareille
à celles d’Europe. Après, c’est l’habituelle stagnation
dans une pièce sinistre du sous-sol, loge si l’on veut. Les
Mothers récupèrent et se passent des serviettes-
éponge sur la figure. Les journalistes vident les bouteilles.
Les groupies attendent patiemment. Les après concerts sont
toujours un peu déprimants, quand l’excitation est tombée
et que pour quelques minutes tout semble s’arrêter.
Lumières tristes, visages fatigués. Parfois, quelqu’un de
la ville vient et invite tout le monde à une party. Il y en eut
une à Boston, dans une vieille et immense maison, très
anglaise, et tout le monde eut du bon temps entre la dope, le buffet et
les bouteilles. Zappa en profita (professionnel) pour projeter deux
courts- métrages réalisés par lui : un film
d’épouvante absolument hilarant, histoire d’un savant dingue
(Don Preston) qui créa une mouche géante, et «
Burnt Weeny Sandwich », qui est un premier jet de « 200
Motels » et permet de suivre les anciens Mothers en
tournée.
appa fait parfois
penser à un professeur il réussit à expliquer sa
propre oeuvre avec autant de clarté et de concision que s’il
parlait de celle d’un autre. Toujours il se garde de
l’émotivité qui trompe; jamais il ne fait intervenir dans
ses exposés (c’est bien cela) le moindre facteur personnel. De
cette attitude, bien des gens ont déduit qu’il est une personne
froide. Peut-être, mais l’idée m’a effleuré, de
temps en temps, qu’il est une personne timide. « C’est la
dernière chose à laquelle j’aurais pensé »,
ont dit les gens auxquels j’ai fait part de cette impression vague. Ils
vivent avec lui et savent certainement mieux que moi. De toute
manière, la façon dont travaille Zappa est assez
fascinante. Il est un peu le conservateur d’un musée dont il
aurait peint tous les tableaux, et à ceux déja
exposés il en ajoute d’autres de temps à autre,
après les avoir bien examinés et retouchés.
« Au début de 72, je vais publier neuf albums des Mothers.
Du matériel ancien, qui servira à compléter
l’histoire du groupe » Frank a passé beaucoup de temps
à sélectionner (parmi la somme fabuleuse de bandes qu’il
conserve), éditer et mixer ces « oldies but goodies
» des Mothers. Bandes de studio, bandes de concerts, dialogues
dans les coulisses, quelques clés en plus pour comprendre
l’attitude générale du groupe. Réservé aux
Mothers freaks, puisque le tirage de ces albums sera limité.
Dans le car, pendant les longues randonnées monotones sur les
autoroutes, d’un Holiday Inn à l’autre, Frank distribue des
cassettes et des écouteurs, explique, répond. J’ai ainsi
pu entendre quelques détails de ces neuf albums et tout ce que
je peux dire est qu’il aurait été dommage de ne pas les
publier. Il y a notamment un boogie très long enregistré
au Fillmore East en 67 et qui est l’un des bouts de rock and roll les
plus excitants que j’aie jamais entendu. Zappa et Lowell George
(aujourd’hui avec Little Feat) jouent comme si leur vie en
dépendait.
La vie en tournée. L’idée était la suivante ;
Frank ayant réalisé un film intitulé « 200
Motels », film dont le sujet est justement la vie d’un groupe de
rock pas comme les autres (devinez lequel) en tournée, lui et
United Artists (qui a financé et distribué le film)
décidèrent d’inviter quelques représentants de la
presse européenne à suivre une tournée des Mothers
depuis Boston jusqu’à New York. Sis concerts et, à
l’arrivée, une projection du film en question. Huit jours de vie
commune et à l’arrivée, peut-être, uns meilleure
compréhension de cette vie dingue que mènent les
musiciens de rock qui vont de ville en ville à travers les USA.
D’où, bien sûr, une meilleure compréhension du
film. Bonne idée. Le cinq octobre, tout était prêt.
Frank Zappa : musicien et
metteur en scène d’origine sicilienne. Trente et un ans. Visage
étroit, nez busqué, cheveux sombres et frisottés,
moustache circonflexe, barbichette sous la lèvre. Porte toujours
un drôle de petit chapeau en cuir clouté dont la pointe se
recourbe vers l’avant et retient une étoile; porte aussi un
vieux manteau afghan qui lui sert de lit quand il n’est pus dans sa
chambre (et même parfois dans sa chambre, quand il s’étend
par terre pour écouter ses bandes magnétiques).
Personnage extrêmement aimable, toujours soucieux d’expliquer les
choses le mieux possible, patient. Rit plus souvent qu’à son
tour. Très grande culture musicale (connaît tous les vieux
singles des années cinquante).
Mark Volman
: chanteur. Gros et plus drôle encore. Porte des T. Shirts
ensoleillés, des pantalons idem (mais toujours d’une autre
couleur et des chaussures de ski. Capable de vous faire mourir de rire
quand il dialogue (sur scène ou en dehors) avec son
compère Homard Kaylan. Joue de la guitare sur le siège
arrière du bus pendent les déplacements, regarde les
autres jouer au base-ball à la télé dans sa
chambre. Très grande culture musicale (connaît tous les
singles des années cinquante).
Howard Kaylan
: chanteur. Barbe noire et cheveux gris. Cache sous ses airs
sérieux et ennuyés un humour féroce. Capable de
vous taire mourir de rire quand il dialogue (sur scène ou en
dehors) avec son compère Mark Volman. Grande culture musicale
(connaît tous les singles des années cinquante).
Don Preston
: synthetiseriste (?). Cheveux et barbe mités. Une dent de
devant en moins. Trente-huit ans. Gentil et paisible. Très
intéressé pur les groupies ; quand il en aperçoit
une, il baisse la tête comme s’il voulait lui montrer sa calvitie
et l’observe par-dessous ses sourcils. Grand acteur de
cinéma spécialisé dans les rôles de
savant épouvantable. Porte toujours ne manteau afghan (encore
plus vieux que celui de Zappa).
Ian Underwood :
pianorgsaxiste. Visage rose et yeux pâles. Porte le plus souvant
un capuchon rouge sur sa tête. Discret et aimable. Emmène
parfois sa femme en tournée avec lui (Elle joue de la batterie
mais pas avec les Mothers et a essayé de me taire chanter un
cantique un jour. Ce qui n’a aucun rapport).
Jim Pons
: bassiste. Dernier arrivé. Légèrement somnolent.
Cheveux blond et visage grêlé, yeux doux. Joue de la
mandoline dans le car et monte parfois dans la chambra de Zappa pour
apprendre « Billy the Mountain » en allemand (y parvient
difficilement). Porte veste et chemises de sport.
Aynsley
Dunbar : batteur. Anglais. Cible des groupies (Anglais +
mignon). Prend soin de sa personne et de sas vêtements.
Musclé.
Herbie Cohen : manager. Trapu, barbe et cheveux noire et
bouclés. Voit tout, sait tout. Grand voyageur et gastronome.
Mâchonne toujours un bout de quelque chose et réclame les
chèques.
Barbara Scott :
attachée de presse. Jolie et aimable. Reçoit un million
de coups de téléphone par jour répond
à tous, passe sa vie à résoudre les
problèmes, petits ou grands de chacun. Ce qu’elle a fait, aucune
bête au monde…
Dick Barber
: second manager. Grand et roux, placide, semble être partout
à la fois et ne prend même pas la peine de
s’énerver.
Figurants : les journalistes, les groupies, les fans, etc. Cohorte
informe qui traîne en queue de convoi, stagne dans les chambres
d’hôtel et dans les loges, pose des questions et encore des
questions, boit énormément.
ne nuit, Mark Volman et Homard
Kaylan m’ont fait tellement rire que je suis tombé par terre. Ce
n’est plus une image. Ils dialoguaient avec une groupie
débarquée dans leur chambre et se foutaient d’elle avec
un sérieux imperturbable. Le gros ventre de Mark passait et
repassait devant l’écran de la télé, Howard,
affalé quelque part, lui donnait la réplique. Ils se
connaissent si bien, tous les deux, qu’il n’y a jamais une fausse note
on dirait qu’ils sont sur scène. Ils se pratiquent depuis des
années, et cela s’entend. C’est comme dans le bus, quand l’un
deux dit : « Hep, tu te souviens de ce truc que chantait (nom
d’un chanteur oublié) en 54 ? Comment c’était,
dejà ? » Et l’autre de fredonner les premières
mesures, et tous les deux de chanter à l’unisson quelque vieux
tubes depuis longtemps éteint. De même, ils peuvent se
passer un joint sans même se regarder. Quand l’un fume, l’autre
est défoncé…
n
soir, nous sommes allés à une partie au Smith College,
l’école de jeunes filles la plus chic des USA. Incroyable. La
party avait lieu dans le dortoir en principe, mais en
réalité dans les toilettes. Tout au long du couloir,
devant leurs portes, des jeunes filles très laides et
boutonneuse, pour la plupart, et leurs petits amis qui leur
ressemblaient. « Elles
doivent toutes faire partie du Women’s Lib là-dedans »,
avait dit Zappa, « alors ne vous attendez pas à voir des
stars... ». Une fois de plus, il avait raison. L’uniforme de toue
les jeunes Américaines qui se veulent dans le coup est assez
abominable : tous, garçons et filles, sont vêtus de la
même veste militaire kaki et informe, des mêmes jeans, des
mêmes chaussures de basket. Ils sont ternes et vous pouvez
scruter une foule de trois mille personnes pendent une heure sans que
l’oeil ne trouve son plaisir. A la party du Smith College (somptueux,
avec des pelouses de dix kilomètres, une rivière, des
routes à travers le parc et tout ce dont on peut rêver),
il n’y avait pas d’alcool. Des jeunes gens à barbe et à
lunettes fumaient du hasch d’un air inspiré et engageaient avec
les musiciens des conversations qui n’allaient pas loin. Quel
décalage entre l’humour et la lucidité des membres du
groupe et le sérieux emmerdant de la plupart de ceux qui
viennent les écouter... Dans une petite chambre retirée,
une fille en robe vert vif, debout devant Zappa, rouspétait :
« Non, je ne me suis pas amusée, Je voulais danser et je
n’ai pas pu ! » Le plus drôle de ces parties, c’est
généralement après, sur le chemin du retour, quand
Mark et Homard font le compte rendu de la soirée. Enfin, on rit.
« Mais ou donc est passé Aynsley » il plait aux
petites Américaines, Aynsley, avec son accent britannique et ses
fringues de lord un peu dévoyé...
« Heu, oui, c’eut vrai
que les Mothers du début étaient plus comme une famille.
Tout aujourd’hui est un petit peu plus... professionnel. » Underwood.
La vie sur la route peut nous rendre cinglé. Huit jours vous
donnent une idée. Mais la tournée continue jusqu’à
la fin décembre, de Toronto à Londres en passant par le
Middle West et toute l’Europe (Lyon le 5/l2, Paris le 7).
« Notre meilleur public en Europe, c’est celui d’Amsterdam.
Ce public-la vous envoie de « bonnes vibrations », ah ! ah
! ah » Zappa.
es
groupies sont souvent très laides, parfois assez jolies.
Rarement très jolies. Elles trainent aux
répétitions, assises au premier rang. Elles
traînent dans les loges et attendent que chacun ait fait son
choix. En vérité, elles ont toujours une
préférence au départ et l’espoir fou qu’elles
seront élue, par celui-là dont elles ont
rêvé depuis que le concert a été
annoncé dans leur ville. Elles montent dans le car et voguent
vers l’hôtel, vers leur dernière chance. Et elles ont
raison, parce qu’il se trouvera bien quelqu’un pour leur demander de
venir voir la télé là-haut, et boire un verre, et
fumer un peu. Si ce n’est pas un membre du groupe, ce sera quelqu’un
qui CONNAIT les « stars », ce qui est toujours mieux que
rien. Au matin elles filent. La semaine prochaine ce sera
peut-être Tom Jones...
ar un
après-midi pluvieux, nous sommes arrivés à New
York dans notre carrosse, et Jeff nous a déposés
devinez ou, devant le Holliday lnn. Celui-là est plus grand et
plus vieux que les autres. Plus dangereux aussi : le premier soir,
alors que je dormais comme une brute, assommé par l’herbe et le
J. & B. de Mark et Howard, un type s’est introduit dans ma chambre,
a tout fouillé tranquillement et s’est tiré avec mon
pantalon. Tout mon argent, bien sûr, était dans mon
pantalon. Ce que je croyais être toute une histoire
n’était en fait qu’une anecdote, comme le personnel de
l’hôtel me l’a bien fait comprendre en me disant que dans
l’hôtel voisin on avait pillé trente chambres et
qu’après tout je devais m’estimer heureux de ne pas m’être
réveillé. Bon. La vie sur la route peut vous rendre
dingue, et spécialement quand cette route passe par New York. On
a encore perdu le script de « Billy the Mountain » ; Frank
nous en donne un autre, le troisième, en se demandant sans doute
si nous sommes très sérieux et s’il verra sa traduction
un jour. Peut-être... En attendent, le steak coûte dix
dollars au restaurant de l’hôtel.
vec
Frank à une interview radio. Il parait que la moitié de New York écoute ce
show. Un gros poussah, qui n’a manifestement jamais entendu les Mothers
(il ne connaît même pas le titre du disque qu’il a sous les
yeux, ni celui du film — facile, c’est le même), pose des
questions idiotes. Après : C’est la seconde fois en cinq ans que
je passe dans un show AM (grande écoute). A la
télé, je suis passé deux fois dans toute ma
carrière. » Voilà ce que fait l’Amérique des
meilleurs de ses enfants… Mais je vous le dis : si vous avez un jour
l’occasion de partir en tournée entre Boston et New York avec
les Mothers, n’hésitez pas. La vie sur la route peut nous rendre
dingue. —
Texte
: PHILIPPE PARINGAUX.
Parution
: Rock & Folk N° 58
Date : novembre 1971
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