ACTUEL : La rencontre Zappa-Ponty a-t-elle changé Ponty ?

JEAN-LUC PONTY : Oui. Surtout à partir du moment où j’ai reçu la bande de notre disque King Kong : je l’ai écoutée tous les jours. J’ai alors pénétré la musique de Zappa et cela m’a ouvert à la pop music que j’avais jusqu’ici négligée par manque de curiosité et de temps.

ACTUEL : Comment as-tu rencontré Frank Zappa ?

JEAN-LUC PONTY : À Los Angeles, en 1969, où m’avait amené mon contrat d’exclusivité avec Liberty, je venais faire un disque avec le Gerald Wilson Big Band. Un mois avant de rentrer en Europe, Richard Bock, manager du « Jean-Luc Ponty Experience » voulait que je fasse un autre disque ... Nous cherchions une idée originale. Nous avons passé une journée dans son bureau : il me passait des disques, n’importe quoi. Pas seulement de la pop music, mais de la merde, des « hits »… vraiment n’importe quoi dans l’espoir de m’entendre dire : Tiens, voilà l’idée ...
Au bout de nombreuses heures, il a fini par mettre un disque de Zappa. Je ne me souviens pas lequel, je ne connaissais pas encore sa musique, mais simplement son nom que j’avais lu dans les revues de jazz. Je me suis brusquement réveillé et j’ai dit : « Cette musique est formidable, mais je ne vois pas du tout ce que je pourrais lui apporter ni ce qu’elle pourrait m’apporter ». Richard Bock m’a expliqué que Zappa souhaitait faire un disque avec des musiciens de jazz. Le côté anticommercial de l’opération m’intéressait : Zappa est un musicien pur. Nous sommes allés chez lui. Mon manager a apporté un « souple » de mon groupe. Zappa l’a écouté et a répondu : « Ces musiciens sont trop forts pour que je joue avec eux ... » J’étais un peu gêné. Il m’a demandé de revenir un soir avec mon violon et m’a fait jouer un thème : celui de « Camel » dans le disque Hot Rats. Après cette unique expérience, il m’a demandé si ce genre de musique m’intéressait. J’ai répondu oui sans très bien savoir ni pourquoi ni où un tel disque m’emmènerait.

ACTUEL : Es-tu satisfait ?

JEAN-LUC PONTY : Oui, c’est une bonne surprise. Il y avait toutes sortes de musiciens : ceux des Mothers, des musiciens de jazz, des musiciens de formation classique, comme le saxo lan Underwood qui a une longue expérience de la musique contemporaine. Un tel amalgame m’a permis de ne pas être dépaysé. Me faire jouer un concerto -- le Concerto for violin and low budget orchestra — c’était pour Zappa une sorte de rêve : il avait sous la main un violoniste formé à la fois par le classique et le jazz ... Il avait une occasion d’expérimenter ses talents : il adore Stravinsky et il aime à écrire dans ce style. J’espérais cependant qu’il ferait beaucoup de recording en superposant les sonorités bizarres qu’il utilise d’ordinaire. II ne l’a pas fait. Je le regrette.

ACTUEL : Qu’est-ce qui caractérise la musique de Zappa ?

JEAN-LUC PONTY: Zappa amalgame toutes les musiques : jazz, free jazz, blues, boogie-boogie, tout ce qu’on veut, comme dans la pop. Mais, en plus, il y ajoute la satire.

ACTUEL : Volontairement ?

JEAN-LUC PONTY: Volontairement et d’une façon intelligente. Par exemple, il parodie un chanteur d’opéra ou un orchestre de danse dans un hôtel, comme dans América Drinks de l’album King Kong ... Il nous dit : Imaginez que vous êtes l’orchestre de danse d’un vieux palace et que vous jouez un fox-trot.
L’adaptation fut difficile.

ACTUEL : C’était la première fois que tu mettais en question ta technique et ton savoir-faire musical ?

JEAN-LUC PONTY : Je mettais surtout en question mon idée de l’esthétique musicale. Avec Zappa, cela vaut le coup : il va beaucoup plus loin que la simple satire, qu’il intègre à un tout. Il écrit des arrangements étonnants, alors qu’il est autodidacte. Son originalité naît du choix des instruments, de cette couleur sonore. Il est partout : il compose sa musique, il l’arrange, il fait la majeure partie du travail des studios, il coupe, il mixe enfin. A la fin. il ajoute toujours une petite touche sonore, tel un peintre qui fait ressortir une couleur.

ACTUEL: On a dit que Zappa est un guitariste limité.

JEAN LUC PONTY : Je ne l’ai pas assez fréquenté pour répondre. Dans mon disque, il n’a joué qu’un morceau, de ma composition d’ailleurs. Nous nous sommes retrouvés cet été au malheureux festival de Valbonne. Il m’y a étonné, Il devait jouer avec les Mothers, qui ne sont pas venus. J’étais avec Aldo Romano. Nous avons joué ensemble. Et Zappa, qui n’a pourtant pas l’habitude des musiciens de jazz, s’en est fort bien sorti.

ACTUEL : En quoi l’expérience Zappa-Ponty va-t-elle modifier ce que tu entreprends actuellement ?

JEAN-LUC PONTY : Elle a déjà eu son influence sur les recherches que j’entreprends dans le domaine des sons électriques. On m’a également donné des violons électriques, des vrais violons électriques qui ont une sonorité que le mien n’avait pas. C’est tout nouveau : jusqu’à présent, il n’y avait que du bricolage.

ACTUEL : Est-ce que tu penses qu’un certain jazz est mort et qu’il faut aller plus loin ?

JEAN-LUC PONTY : il y a plusieurs réponses : une certaine forme de jazz est morte. Même si l’on peut encore en jouer, elle ne nous intéresse plus. Personnellement, je veux évoluer. Ce n’est pas seulement pour essayer autre chose. J’ai déjà en tête ce que je veux faire. Si je ne le savais pas, je cesserais de jouer parce que je ne veux pas en rester au Free jazz.

ACTUEL : Pourquoi ?

JEAN-LUC PONTY: Au départ, le Free Jazz est une musique exaltante. Mais plus encore que d’autres, il retombe dans les clichés ... Et j’ai vite des blocages beaucoup plus forts que lorsque je jouais d’une manière traditionnelle.

ACTUEL : Tu penses que la pop peut t’apporter une nouvelle voie ?

JEAN-LUC PONTY : Oui. Je me sens beaucoup plus libre avec un rythme binaire. J’ai éliminé beaucoup de rythmes, d’accords : la batterie pop laisse beaucoup plus de latitude au soliste. Le musicien de jazz peut enrichir la pop de sa technique, de sa personnalité d’inspiration et d’improvisation. En revanche, ce que tous les jazzmen ont à apprendre — s’ils ont des oreilles ouvertes — c’est ce qui manque encore au jazz : la recherche dans les instruments et le matériel sonores.

Texte : ?
Derniere parution : Actuel, N° 3, décembre 1970.
Photo de l'entête : The Jean-Luc Ponty Experience with George Duke Trio