Erreur «
Weasels ripped my flesh
», le dernier disque des Mothers, est une
merveille : il ouvre de nouvelles voies à la musique pop. Voici
la première partie d’une étude sur Zappa, le Newton du
pop.
ne vie
comme un film de Chaplin : l’histoire d’un fils
d’émigré, la greffe d’un italien turc dans une
société technologiquement avancée. Comme
un film de Kazan America, America, la misère, mais le
génie des peuples autres, leur univers différent. Comme
un film des Marx Brothers : un Groucho absurde et vengeur tournant en
dérision le pays le plus riche du monde. Comme le film de
l’histoire d’un pays, fait d’émigrants italiens, portoricains et
qui créa cet autodidacte de génie. Né en 1940
c’est-à-dire adolescent à l’âge de l’explosion du
rock des années cinquante, à Lancaster, au coeur de la
Californie, tout près du désert. Dans Evergreen
(août 1970), il confie son goût ardent pour cette musique,
il fait partie d’un orchestre qui joue à peu près tous
les deux mois dans des sauteries pour teenagers.
« Pour ce qui
est des chanteurs, mes copains et moi, nous n’écoutions pas de
rock blanc. C’était toujours moins bon que le noir, et la
majeure partie n’en était qu’une mauvaise imitation ... Ainsi.
cette affirmation imprimée dans un article d’une revue pop,
disant combien il est heureux que nous nous soyons
débarrassés de la mélasse puérile des
années cinquante, est probablement le fait de quelqu’un qui n’a
jamais entendu aucun des grands disques de rythm and blues de
l’époque ». Puis, c’est le high school, avec celui
qui
tracera sa voie unique et qui croise pourtant inévitablement
celle de Zappa. Don Vliet, alias Captain Beefheart. De Lancaster
à Cucamonga, toujours la Californie, petite ville perdue sous
les soleils brûlants des canyons. Cucamonga-la-misère
déjà un studio, mais aussi la police, la prison. Puis il
monte à New York ; la misère, les bars pour musiciens
à gogo. Et de nouveau, les studios, l’Apostolie où il
rencontre Andy Warhol.
Une série de repères historiques qui peuvent aider
à déterminer ce recul suffisant pris par Zappa et qui lui
a permis de théâtraliser, de recréer le plus grand
spectacle du monde : la société américaine. De New
York vers Los Angeles, Laurel Canyon. Une ville qui à elle seule
résume le pays : hippies, criminalité, flics,
misère, fric, musique des boites de nuit, ventre du plaisir,
ville-néon, coeur grondant des frasques des nouveaux riches,
mais lieu de l’extravagance, de la démesure : ce qui attire
Zappa, ce qui est différent, outré et caricaturé.
Un goût des monstres qui vient de très loin, de l’enfance
et de l’adolescence dans une Amérique qui joue à se faire
peur.
"Si je m’asseyais pour dessiner
quelque chose, vous auriez pu
parier que c’était un monstre. C’était bon de rire de ce
genre de choses. C’est pourquoi nous les aimions afin de nous
convaincre que cela ne nous faisait pas peur, que quelque chose ne nous
faisait pas peur. Je n’allais jamais voir autre chose que des films
d’horreur."
es
Mothers of Invention : ne sont-ils pas déjà une
galerie de portraits impressionnante, témoignant d’une
volonté à la fois de se singulariser, d’effrayer et de
caricaturer, en face du pop star system ? Musicalement : cerner,
posséder, devenir l’expression déformée des
musiques de l’Américain Way Of Life et de ses enfants.
Théâtre de l’absurde, réalité fictive qu’ils
vont recréer sur scène. Une suite de collages dont Zappa
a opéré la synthèse et qui définit ce que
devient sa musique. Cette musique n’est pas un apostolat politique,
mais une tentative sonore pour décrire, détruire un
univers mental façonné et perverti par ce qui
représente les instruments de culture, les médias radio,
télévision, presse. Un univers qui est concentré,
compressé pour être rendu plus destructeur mais qui tend,
par son élaboration consciente et minutieuse vers une nouvelle
dimension poétique. Sans les connaître, Zappa va rejoindre
Dada et le monde d’Artaud. Il suffit pour s’en convaincre de lire les
textes des premiers disques, parfois censurés (celui
d’Absolutely Free), d’avoir assisté aux premiers concerts :
insertion du théâtre, de la vie sur la scène,
provoquant ainsi un ensemble de psychodrames en jouant sur une suite
d’explosions, de contrastes, de ruptures, pour ne jamais laisser
l’auditeur se bercer dans la somnolence des harmonies ou la fascination
des sons. Les sonorités seront nécessairement salies,
baveuses, cisaillées, tailladées. Ainsi les
systématiques changements de rythme élevées
à la hauteur d’un art :
il nous a fallu un an,
dit Zappa, pour
apprendre à jouer Son of Suzy Creamcheese. Savez-vous
pourquoi ?
La mesure, le rythme, est fantastique. Il y a dix mesures en 4/4, une
mesure 8/8, une mesure 9/8, O.K. Et puis cela démarre, 8/8. 9/8,
8/8, 9 8, 8:8, 9/8, puis, cela devient 8/8, 4/8, 5/8, 6/8 et on revient
de nouveau à 4/4. Mais ce théâtre musical baigne
dans les réminiscences du passé, les « acapella
». Ce sont des musiciens pauvres qui poussent la chansonnette
dans la rue les accents du rock et les recherches acoustiques, les
climats sonores qui introduisent l’univers de Stravinsky mais aussi de
Varèse : « in Memorian Varèse ».
es
Freak
Out et
Absolutely Free,
Zappa va symboliser
en la
transcendant l’image véritable de la musique pop : somme de
violences, d’outrances, de nostalgies, apport de sonorités
diverses, emprunts. Une musique qui est un enfant bâtard
sublimé sublime de toute l’actualité environnante des
sons, Si l’oeuvre ne laisse rien au hasard dans sa construction, si
chaque instant musical est soigneusement défini, la musique sera
toujours solidaire de l’environnement et du public, pour ou contre lui.
Mais pour se livrer à la création permanente, la mise en
place d’un système musical nécessite une
possibilité de réaliser à tout instant une
idée, un schéma qui prend naissance. Ainsi sa maison se
transforme en studio ou en salle de travail, traversée par ceux
qui sont les épiphénomènes de la musique pop. les
témoins accablants du confusionnisme : groupies, pop stars,
fous. Tous ceux qui viennent témoigner auprès de lui en
racontant, en se racontant.
Ceux qui
décrivent par là
même un monde à la dérive, qui tracent le constat
d’un certain moment de la réalité de la jeunesse
américaine : « Suzy Creamcheese », GTO (Girls
Together Outrageously), Wild Man Fisher le fou, qui chante dans les
rues, Alice Cooper et les freaks dandies ... Ceux qui viennent
alimenter le monde musical de Zappa en lui fournissant les anecdotes,
la température de la décomposition. C’est chez Zappa un
mouvement constant de repli et d’ouverture : une dualité
continuellement présente à tous les stades de la
création, qui explique la singularité du personnage, de
l’oeuvre et les malentendus qu’elles entraînent. Il est à
la fois engagé et réservé, artiste bohème
et homme d’affaires avisé, travailleur mais peu sérieux,
méchant mais généreux, laid mais beau. Il est la
synthèse de tout cela. Ainsi des influences qui jouent sur sa
musique : le rock, le blues, mais un certain goût du bel canto ou
de la symphonie fantastique, une admiration pour Lenny Bruce. Rimbaud,
chanteur qui s’est fait arrêter vingt fois pour l’emploi de mots
obscènes et s’est finalement suicidé. Avec une
méfiance envers la philosophie hippie et le flower power.
De là, le troisième album parodie de Sergent Pepper :
«
We’re only in it for the money
» est une bande
magnétique électroacoustique où sont
utilisées toutes les ressources du studio. Bandes
inversées, accélération. rerecording ... Les
Mothers of Invention sont alors sous les ordres de la maman
suprême, occupés à définir un terrain jamais
exploré par les musiciens, celui de la parodie, enflée
à un tel point qu’elle en devient une nouvelle
esthétique. Il ne s’agit aucunement de textes portés par
une musique, mais d’un mixage de ces différents matériaux
ou bruits pour créer une symphonie, des voix, des sons, des
cris. Pour cela, Zappa va faire appel de plus en plus
fréquemment à des gadgets électroniques qu’il aide
à découvrir, perfectionne ou fait construire pour ses
propres besoins : sonorisation spéciale, électrification
des cuivres qui n’est pas simple, gonflement des sons, mais
différence de nature, déformation organisée et
généralisée des sonorités. Un son
différent va se concrétiser dans le double album «
Uncle Meat », prodigieuse réussite sonore dont se
dégage irrésistiblement cette synthèse de nombreux
éléments disparates qui, assimilés,
transcendés, redéfinis empiriquement, délimitent
de nouveaux terrains. Cette actualité des sons garde, dans son
savant mixage, la permanence du feeling, du balancement heurté
du blues, de la musique noire (les rockers les plus
écoutés par le jeune Zappa n’ont-ils pas
été les noirs ?) à laquelle s’ajoute les
stridences free. Reste chez Zappa cette inclination pour le
symphonique, un désir tenace d’écrire des oeuvres pour
grand orchestre, de s’exprimer à travers l’énorme
machinerie. Les difficultés matérielles pour
réunir les conditions nécessaires en ont jusqu’à
présent empêché toutes réalisations
nécessaires. Cependant « Lumpy Gravy » avec
Abnuceals Emuukha Electric
Symphony Orchestra and Chorus with may be
even some of the Mothers of Invention, font déjà
appel
à des résonances symphoniques.
es
rêves secrets, des mélodies, un désir
d’immensité pour satisfaire celui qui partage de plus en plus
son action musicale en deux parties, qui trouve son équilibre
entre ces deux voies : le travail de compositeur, d’arrangeur, qui
permet de traduire les idées les plus folks, qui est un peu une
mise en scène des sons et un désir d’élargir le
champ des expériences et par là même de renouveler
les possibilités de combinaisons sonores. Cela n’élimine
pas pour autant ce besoin qu’à Zappa de jouer de la guitare, de
ce contact direct avec l’objet musical électrifié qu’il
peut faire parler à l’aide de la pédale wah-wah,
utilisée dans la totale étendue de ses
possibilités variations d’intensité du son,
élargissement des sonorités, profondeur des échos.
Après
Uncle Meat, Zappa
ne sera plus accompagné par les
Mothers of Invention dans ses chaudes ivresses, dans cette tentative
incessante pour reculer les frontières. « Il a
été décidé » de mettre fin à
l’expérience : ainsi se dispersent ceux qui ont aidé
à tracer la fresque sonore, ceux qui étaient les maillons
d’une même chaîne, chacun possédant sa place
particulière, chacun apportant à l’ensemble une
coloration musicale différente. Ce pouvait être la
virtuosité, l’application, la rugosité ou la folie, ou
bien le soutien formel indispensable. En effet, cohabitant dans ce
déjà grand orchestre, on trouvait aussi bien des
musiciens classiques (musique contemporaine) comme Don Preston,
organiste, des habitués des séances de studio, artisans
sans génie mais qui peuvent se plier avec docilité et
efficacité aux audaces techniques les plus
démesurées, comme les frères Buzz et Bunk Gardner,
enfin les batteurs Art Tripp et Jimmy Carl Black, machines à
rythme binaire, lourde frappe, scansion régulière et
rigide, et le bassiste-bruiteur et presque pétomane Roy Estrada.
Le groupe possédait une sorte d’ « harmonie»
physique dans l’étrangeté de chacun : agressivité,
laideur outrancière. Seul restera Ian Underwood, qui est devenu
depuis le bras droit de Zappa, et qui expérimente au jour le
jour les figures sonores de celui qui était — ils le disent trop
sévère, trop autoritaire, tendu dans l’exigence d’un
continuel dépassement. Ian Underwood est un musicien complet.
Par son intelligence musicale, ses possibilités techniques, son
goût de la technologie, il pouvait mieux que tout autre tenir ce
rôle de musicien expérimentateur, catalyseur des
énergies zappiennes. Mais avant cette rupture qui devait pousser
Zappa à redéfinir son avenir musical, les
expériences et les passages en direct peuvent fournir une
douzaine d’albums. A l’époque d’Uncle Meat fut gravé
l’illustration extrême d’une démarche : une tentative pour
glorifier (parodier ?) l’univers sonore des « acapella »
dont les enregistrements sont très rares : bruits d’instruments,
coloration instrumentale créée à l’aide des voix.
Une musique pour teenagers mais aussi pour voyous, cette jeunesse dont
Zappa aime à dire : «
Peu importe les
vêtements
qu’ils portent, la majeure partie des jeunes Américains continue
à penser comme leurs parents, adoptant les vieux
préjugés et les vieilles stupidités sous un
travestissement différent, et leur donnant un emballage à
leur niveau. Bien sûr, il y a eu quelques changements
véritables dans l’attitude de certains de ces jeunes, mais pas
assez ». , Cet album, c’est Ruben and the jets. On lit
sur la
pochette : « Est-ce là les Mothers of Invention qui
enregistrent sous un nom différent, dans une dernière
tentative désespérée pour que leur musique abrupte
passe à la radio ? » Illustration musicale des
années cinquante, ironie au second degré de la
banalité, des complaintes sonores, des notes plates, qui
véhiculent toute une idéologie pour cartes postales et
amoureux boutonneux.
«
Rubens
avait trois chiens. Benny, Baby et Martha » une
peinture féroce de la pauvreté et de la mélasse
radiodiffusée, mais en même temps la défense et
l’illustration de ce genre musical aujourd’hui méprisé et
tourné en ridicule par ceux-là même qui lui doivent
tout, ce qui est un peu le « camp » du monde pop.
Ainsi s’ouvrait la deuxième grande période des aventures
d’une musique : celle qui reprend vie à travers une nouvelle
maison de disques, Straight, les nouvelles mamans de l’invention, de
nouvelles expériences cinématographiques.
’affirmant,
Zappa a besoin de contrôler totalement les multiples
accouplements qu’il provoque. Sa création personnelle prend le
pas sur une création collective assumée par tous les
participants. L’oeuvre éclate vers une infinité
d’objectifs : cinéma, symphonies, maison de production...
Première rupture, Frank Zappa se sépare de ses vieilles
Mothers. Pour cerner les appels du monde extérieur, pour
assimiler les obsessions et les angoisses, Frank Zappa doit se
libérer d’eux et devenir totalement responsable de l’oeuvre. Son
emprise sur les musiciens s’accentue. C’est la fin d’un énorme
malentendu : le désamorçage de l’oeuvre par ceux qui la
rangent avec bonne conscience dans la catégorie
satire-humour-chansonnier et ne voient pas le potentiel explosif de
cette série de propositions zappiennes : cette
intégration des découvertes électro-acoustiques,
des arrangements symphoniques dans la musique populaire
américaine blanche et qui connaît son apogée avec
Spike Jones (musique jazzy où interviennent les bruits divers,
incongrus qui détruisent l’harmonie).
A cette croisée, Zappa se
devait de trouver de nouveaux chemins,
d’opérer une certaine redéfinition de sa démarche.
La composition et l’arrangement doivent tout intégrer : les sens
en éveil qui rencontrent notre nuit intérieure, le monde
des fanfares, les histoires à double sens de notre enfance,
l’univers des rêves et des hallucinations quotidiennes. Une
radicalisation d’un moment musical qui portera en lui les débris
de notre conscience. Il ne s’agit pas d’une opération clinique,
de collages artificiels mais d’un accouchement de la mémoire qui
se souvient et se raconte tous les bruits d’une histoire qui est la
nôtre, faisceaux de flash-back emmêlés. C’est aussi
l’unification des impuretés vers une pureté
supérieure, celle qui englobe toutes les petites musiques, ce
« naturel » musical dans lequel baigne notre
sensibilité en désordre — ballades grandiloquentes,
sentimentalité, mièvrerie — leur fait rejoindre toutes
les réminiscences pré contemporaines — Stravinsky,
Varèse —, l’appropriation de tout un univers qui vient se fondre
dans le blues et surtout la violence, cet état permanent de la
création. C’est une violence singulière à
l’intérieur d’une musique qui devient partie permanente du
système: une pop musique en effet enfermée dans son
conformisme, son code, ses hiérarchies, qui semble s’effrayer
maintenant de sa bâtardise et veut se donner une bonne conscience
musicale.
Hot Rats est le premier
exemple de cette nouvelle production. Ce n’est
plus un disque des Mothers, mais un disque de Frank Zappa: une sorte de
super-session qu’il dirige. Le disque est d’une structure moins
complexe et la recherche harmonique se tourne vers l’efficacité
: l’album sera une des meilleures ventes en Angleterre. Les amis
participent à la séance, Ian Underwood l’indispensable,
Captain Beefheart and « his magic voice ». Le Zappa
guitariste interprète prend plus d’extension, expose les
thèmes, fait évoluer l’improvisation et s’affirme
virtuose de la pédale Wah-wah.
our
mieux contrôler ses investigations harmoniques et donner une
assise plus large à son entreprise musicale , Zappa va
créer Straight, sa propre marque
de disques. Cela lui vaut de multiples critiques. Après l’avoir
défini et admiré comme le dénonciateur de la
société américaine, on le condamne comme un homme
installé dans le système. L’obliger à se
spécialiser dans l’engagement politique, c’est sacrifier la
révolution sonore qu’il provoque dans les structures mentales
d’une jeune génération. Confiner Zappa à une
esthétique de style réalisme socialiste, c’est refuser de
prendre conscience de la spécificité américaine :
un peuple qui ne possède aucune tradition politique, un
régime capitaliste qui utilise de savantes ruses tactiques et
possède un système habile de soupapes de
sécurité (pop, hippies, etc.). Les puristes orthodoxes,
ou les « libres penseurs objectifs petits bourgeois »,
confondent hippisme, culte du refus de l’argent et lutte de l’artiste
pour sa survie dans un système oppresseur qui écrase ou
qui récupère. Même lorsqu’on refuse d’assumer une
vocation d’artiste bourgeois, on ne doit pas pour cela se condamner
à ne plus créer en sacrifiant à une illusoire
pureté. Il faut se faire payer : c’est une manière de
rendre coup pour coup à l’ordre établi. Ce que gagne
alors l’artiste n’est qu’anecdote tant qu’il oeuvrera dans une
société capitaliste. Seule nous concerne l’action
musicale, ses buts et ses résultats.
Si une jeunesse prend conscience, confusément, des
réalités politiques, Zappa en est le porte-parole
poético-dadaîste. Il redéfinit l’univers mental des
sons, des mots, leur valeur et leur vocation, il retourne les gadgets
techniques contre la technocratie. En créant sa propre marque,
Zappa veut apporter par sa production une série de
témoignages sur le monde d’aliénation, de folie et de
perversion qu’engendre une société impérialiste :
il laisse s’exprimer les témoins-victimes de la civilisation du
hamburger, des badges et du coca-cola.
Il s’agit d’un « art brut » , de témoignages sonores
libérés, une poésie primaire de mots, une folie
inconsciente qui se déverse, flot ininterrompu dramatico-comique
d’une grandeur tragique, rupture des digues de l’inconscient, langage
débridé ou caricature
déformé-déformante d’une «
réalité de la rue ». Cela peut être
WiId Man
Fisher, des groupies collectionneuses de mâles,
super-stars qui
chantent « together »,
Alice
Cooper et ses freacks, leur
exhibitionnisme violent, leur dandysme décadent, travestis au
visage d’une beauté perverse et violente. Et puis les amis qui
peuvent concrétiser leurs propres musiques intérieures,
Jeff Simmons, Captain Beefheart, Ian Underwood, etc. Tim Buckley,
poète sublime à la douceur âpre et incantatoire.
Autre album :
Burnt weeny sandwich.
Lors de sa séparation d’avec
les Mothers, Zappa annonçait la sortie échelonnée
d’une douzaine d’albums. Un matériel enregistré lors des
six années d’aventures communes et qui n’avait pas encore
été exploité : « des bandes pour des albums
qu’il éditera dans cinq ou dix ans quand ils auront plus
d’importance historique ». Il lui est impossible de la faire
actuellement, toujours pour des raisons matérielles, et pour
éviter l’engorgement du marché.
Burnt weeny Sandwich
comme Weasels ripped my flesh est un
échantillonnage des éléments sonores qui figurent
sur toutes ses bandes. Il ne s’agit pas d’une simple succession de
morceaux mis bout à bout mais d’un choix cohérent qui
fait alterner habilement chaque instant pour créer une somme.
ans
Weasels ripped my flesh, on retrouve les Mothers of invention au
grand complet, avec en supplément le violoniste
Don Sugar Cane
Harris. Cette unification parfaite vers une autre dimension
zappienne
d’éléments disparates donne ici son plus extraordinaire
exemple. C’est un peu une rencontre unique de l’univers de
Varèse ou de Ligeti avec ceux de Dolphy et Coltrane dans le
champ musical sériel : frottements et tintements, bandes
inversées viennent se fondre dans l’esthétique du cri
saxophonique ou des hurlements wah-wah.
Zappa a deux grandes passions solidaires l’une de l’autre, le
cinéma et l’oeuvre pour orchestre symphonique. C’est dans ces
domaines que doit s’exercer sa vocation de compositeur arrangeur
« classique », et qu’il pourra enfin peindre de vastes
fresques sonores. Tout ce qui jusqu’à présent restait
émietté pourra enfin trouver une dimension totale : un
univers mental en folie recréé par cent musiciens. La
suite
Two hundred motels est
le premier essai du genre. Elle fut
dirigée par le grand chef d’orchestre de Los Angeles
Zubin
Mehta. Zappa espérait pouvoir la redonner en Angleterre
ou en
Hollande. Seuls des extraits en ont été joués
à Londres. Il s’agit de la vie d’un musicien en tournée
(notamment la recherche, la poursuite et la capture d’une groupie). Un
mélange superbement comique et légèrement
obscène de rock, d’harmonies malmenées et de passages
« hautement camp ». Un gros bonhomme, Mark Volman, «
the fat turtle », joue le rôle de la groupie.
«
J’ai
commencé à écrire la musique de cette
oeuvre il y a trois ans. Elle se compose de sketches écrits dans
des chambres d’hôtel pendant une tournée en 1967. Le film
durera de deux heures trente à trois heures »,
précise Zappa. Quatre-vingt-dix à cent quinze musiciens
auxquels se joindront trente choristes participeront à la
séance d’enregistrement qui pourrait donner un ensemble de
quatre disques. Les investissements nécessaires entravent la
progression de ces expériences. Ainsi pour
Uncle meat : «
J’ai
monté quarante minutes du film, mais à ce
moment-là les gens qui le finançaient ont repris leur
argent. Je n’avais pas assez de moyens financiers pour le terminer.
Peut-être un jour finirai-je, mais je ne l’utiliserai pas pour
Two hundreds Motels ». Des moyens que Stockausen ou
Xenakis
possèdent mais que l’on refuse à celui que l’on ne veut
considérer que comme un fantaisiste paraphraseur.
outes
les actions créatrices que Zappa essaie de mener de front
avec la même audace pour les rendre solidaires participent d’un
même besoin d’expérimenter dans le règne de
l’audiovisuel.
L’opposition de
l’artiste et de ses besoins d’argent
amènera Zappa à reformer les Mothers of invention avec de
nouveaux musiciens et à reprendre ainsi le chemin des festivals
ou des salles de concert : l’argent des cachets sera investi dans tous
les projets grandioses en cours d’élaboration.
George Duke (piano-orgue), que lui fit connaître
Jean-Luc Ponty
lors de l’enregistrement de
King Kong,
le bassiste Jeff Simmons, le
batteur Aynsley Dunbar et les ex-turtles Mark Volman et Howard Kaylan
ont été sélectionnés pour partager la
nouvelle expérience zappienne. Une réunion de musiciens
qui se comprennent, qui mettent leur technique au service de
l’illustration des thèmes zappiens.
Zappa définit ainsi sa nouvelle manière de travailler
à Steve Peacock (Sounds). J’exerce toujours un contrôle
sur le matériel musical des Mothers, mais je leur laisse la
possibilité d’y contribuer en apportant leurs idées
propres. Première phase, ils apprennent leur partition. Dans un
deuxième temps se pose la question de l’« expression
» des notes. Ils les exécutent à leur
manière. Si cela correspond à ma conception originale du
son à donner au morceau je n’interviens pas. Mais si je n’aime
pas leur façon de l’exécuter, je leur demande de changer.
C’est comme lorsqu’on conduit un orchestre. Certains
éléments doivent être étudiés avec
beaucoup de soin, d’autres sont entièrement laissés au
hasard et peuvent être transformés à tout moment.
Le dernier en date des albums de Frank Zappa,
Chunga’s Revenge semble
souffrir de la perte de la dimension caricaturale... La rigueur est
toujours présente, entourée pourtant d’une certaine
démesure et surtout d’une cohérence des climats sonores,
ce découpage de l’espace et du temps des enregistrements, ces
compositions qui sont la marque d’un musicien qui atteint la pleine
possession de son talent. Chunga’s Revenge était à
l’origine conçu comme une suite de l’album Hot Rats. «
Au
milieu de la production de ce disque j’ai réuni les nouveaux
Mothers. Je les ai fait jouer dans ce nouvel album pour utiliser au
maximum l’argent de la session », précise Zappa.
Il ajoutera à propos de cette nouvelle formation (interview
à Melody Maker) : «
La forme de cet
orchestre peut
paraître conventionnelle, mais le matériel musical est
toujours aussi complexe. Le rythme est plus marqué, mais ce
qu’il y avait de plus faible dans l’ancien groupe, c’était la
section rythmique. Les textes des chansons étaient en outre
écrasés par les instruments. Les nouveaux chanteurs ont
des voix qui percent la masse sonore et font passer les textes.
»
Zappa veut définir de nouveaux chemins de la perception. Il
s’inscrit en marge du mouvement pop, tout en étant une
illustration de ce triomphe des autodidactes qui caractérise le
pop. Inconsciemment Zappa rejoint Dada, Artaud et illustre leur monde.
Lewis Carroll — l’absurde — anime l’oeuvre, le pop- art — interdit
d’être aveugle : sauf peut-être les yeux crevés et
la cervelle éclatée. Alors c’est sans espoir.