rank Zappa, c’est une statue du commandeur pop. Il pointe un doigt méchant vers une Amérique qui n’est pas vraiment la mère de ce fils d’émigrés. Il a fondé les Mothers of Invention qui, à son instigation, ont chanté des
mélodies dérisoires sur Hollywood, ses longues limousines et les whiskies de cinq heures du soir. Ils ont fait grincer les dents des vieux et rire les jeunes.
Mais longtemps, la dérision a escamoté la musique de Zappa : L’intention primait la forme.
Erreur « Weasels ripped my flesh », le dernier disque des Mothers, est une merveille : il ouvre de nouvelles voies à la musique pop. Voici la première partie d’une étude sur Zappa, le Newton du pop.

ne vie comme un film de Chaplin : l’histoire d’un fils d’émigré, la greffe d’un italien turc dans une société technologiquement avancée. Comme un film de Kazan America, America, la misère, mais le génie des peuples autres, leur univers différent. Comme un film des Marx Brothers : un Groucho absurde et vengeur tournant en dérision le pays le plus riche du monde. Comme le film de l’histoire d’un pays, fait d’émigrants italiens, portoricains et qui créa cet autodidacte de génie. Né en 1940 c’est-à-dire adolescent à l’âge de l’explosion du rock des années cinquante, à Lancaster, au coeur de la Californie, tout près du désert. Dans Evergreen (août 1970), il confie son goût ardent pour cette musique, il fait partie d’un orchestre qui joue à peu près tous les deux mois dans des sauteries pour teenagers. « Pour ce qui est des chanteurs, mes copains et moi, nous n’écoutions pas de rock blanc. C’était toujours moins bon que le noir, et la majeure partie n’en était qu’une mauvaise imitation ... Ainsi. cette affirmation imprimée dans un article d’une revue pop, disant combien il est heureux que nous nous soyons débarrassés de la mélasse puérile des années cinquante, est probablement le fait de quelqu’un qui n’a jamais entendu aucun des grands disques de rythm and blues de l’époque ». Puis, c’est le high school, avec celui qui tracera sa voie unique et qui croise pourtant inévitablement celle de Zappa. Don Vliet, alias Captain Beefheart. De Lancaster à Cucamonga, toujours la Californie, petite ville perdue sous les soleils brûlants des canyons. Cucamonga-la-misère déjà un studio, mais aussi la police, la prison. Puis il monte à New York ; la misère, les bars pour musiciens à gogo. Et de nouveau, les studios, l’Apostolie où il rencontre Andy Warhol.
Une série de repères historiques qui peuvent aider à déterminer ce recul suffisant pris par Zappa et qui lui a permis de théâtraliser, de recréer le plus grand spectacle du monde : la société américaine. De New York vers Los Angeles, Laurel Canyon. Une ville qui à elle seule résume le pays : hippies,  criminalité, flics, misère, fric, musique des boites de nuit, ventre du plaisir, ville-néon, coeur grondant des frasques des nouveaux riches, mais lieu de l’extravagance, de la démesure : ce qui attire Zappa, ce qui est différent, outré et caricaturé. Un goût des monstres qui vient de très loin, de l’enfance et de l’adolescence dans une Amérique qui joue à se faire peur. "Si je m’asseyais pour dessiner quelque chose, vous auriez pu parier que c’était un monstre. C’était bon de rire de ce genre de choses. C’est pourquoi nous les aimions afin de nous convaincre que cela ne nous faisait pas peur, que quelque chose ne nous faisait pas peur. Je n’allais jamais voir autre chose que des films d’horreur."

es Mothers of Invention : ne sont-ils pas déjà une galerie de portraits impressionnante, témoignant d’une volonté à la fois de se singulariser, d’effrayer et de caricaturer, en face du pop star system ? Musicalement : cerner, posséder, devenir l’expression déformée des musiques de l’Américain Way Of Life et de ses enfants. Théâtre de l’absurde, réalité fictive qu’ils vont recréer sur scène. Une suite de collages dont Zappa a opéré la synthèse et qui définit ce que devient sa musique. Cette musique n’est pas un apostolat politique, mais une tentative sonore pour décrire, détruire un univers mental façonné et perverti par ce qui représente les instruments de culture, les médias radio, télévision, presse. Un univers qui est concentré, compressé pour être rendu plus destructeur mais qui tend, par son élaboration consciente et minutieuse vers une nouvelle dimension poétique. Sans les connaître, Zappa va rejoindre Dada et le monde d’Artaud. Il suffit pour s’en convaincre de lire les textes des premiers disques, parfois censurés (celui d’Absolutely Free), d’avoir assisté aux premiers concerts : insertion du théâtre, de la vie sur la scène, provoquant ainsi un ensemble de psychodrames en jouant sur une suite d’explosions, de contrastes, de ruptures, pour ne jamais laisser l’auditeur se bercer dans la somnolence des harmonies ou la fascination des sons. Les sonorités seront nécessairement salies, baveuses, cisaillées, tailladées. Ainsi les systématiques changements de rythme élevées à la hauteur d’un art : il nous a fallu un an, dit Zappa, pour apprendre à jouer Son of Suzy Creamcheese. Savez-vous pourquoi ? La mesure, le rythme, est fantastique. Il y a dix mesures en 4/4, une mesure 8/8, une mesure 9/8, O.K. Et puis cela démarre, 8/8. 9/8, 8/8, 9 8, 8:8, 9/8, puis, cela devient 8/8, 4/8, 5/8, 6/8 et on revient de nouveau à 4/4. Mais ce théâtre musical baigne dans les réminiscences du passé, les « acapella ». Ce sont des musiciens pauvres qui poussent la chansonnette dans la rue les accents du rock et les recherches acoustiques, les climats sonores qui introduisent l’univers de Stravinsky mais aussi de Varèse : « in Memorian Varèse ».

es Freak Out et Absolutely Free, Zappa va symboliser en la transcendant l’image véritable de la musique pop : somme de violences, d’outrances, de nostalgies, apport de sonorités diverses, emprunts. Une musique qui est un enfant bâtard sublimé sublime de toute l’actualité environnante des sons, Si l’oeuvre ne laisse rien au hasard dans sa construction, si chaque instant musical est soigneusement défini, la musique sera toujours solidaire de l’environnement et du public, pour ou contre lui. Mais pour se livrer à la création permanente, la mise en place d’un système musical nécessite une possibilité de réaliser à tout instant une idée, un schéma qui prend naissance. Ainsi sa maison se transforme en studio ou en salle de travail, traversée par ceux qui sont les épiphénomènes de la musique pop. les témoins accablants du confusionnisme : groupies, pop stars, fous. Tous ceux qui viennent témoigner auprès de lui en racontant, en se racontant. Ceux qui décrivent par là même un monde à la dérive, qui tracent le constat d’un certain moment de la réalité de la jeunesse américaine : « Suzy Creamcheese », GTO (Girls Together Outrageously), Wild Man Fisher le fou, qui chante dans les rues, Alice Cooper et les freaks dandies ... Ceux qui viennent alimenter le monde musical de Zappa en lui fournissant les anecdotes, la température de la décomposition. C’est chez Zappa un mouvement constant de repli et d’ouverture : une dualité continuellement présente à tous les stades de la création, qui explique la singularité du personnage, de l’oeuvre et les malentendus qu’elles entraînent. Il est à la fois engagé et réservé, artiste bohème et homme d’affaires avisé, travailleur mais peu sérieux, méchant mais généreux, laid mais beau. Il est la synthèse de tout cela. Ainsi des influences qui jouent sur sa musique : le rock, le blues, mais un certain goût du bel canto ou de la symphonie fantastique, une admiration pour Lenny Bruce. Rimbaud, chanteur qui s’est fait arrêter vingt fois pour l’emploi de mots obscènes et s’est finalement suicidé. Avec une méfiance envers la philosophie hippie et le flower power.
De là, le troisième album parodie de Sergent Pepper : « We’re only in it for the money » est une bande magnétique électroacoustique où sont utilisées toutes les ressources du studio. Bandes inversées, accélération. rerecording ... Les Mothers of Invention sont alors sous les ordres de la maman suprême, occupés à définir un terrain jamais exploré par les musiciens, celui de la parodie, enflée à un tel point qu’elle en devient une nouvelle esthétique. Il ne s’agit aucunement de textes portés par une musique, mais d’un mixage de ces différents matériaux ou bruits pour créer une symphonie, des voix, des sons, des cris. Pour cela, Zappa va faire appel de plus en plus fréquemment à des gadgets électroniques qu’il aide à découvrir, perfectionne ou fait construire pour ses propres besoins : sonorisation spéciale, électrification des cuivres qui n’est pas simple, gonflement des sons, mais différence de nature, déformation organisée et généralisée des sonorités. Un son différent va se concrétiser dans le double album « Uncle Meat », prodigieuse réussite sonore dont se dégage irrésistiblement cette synthèse de nombreux éléments disparates qui, assimilés, transcendés, redéfinis empiriquement, délimitent de nouveaux terrains. Cette actualité des sons garde, dans son savant mixage, la permanence du feeling, du balancement heurté du blues, de la musique noire (les rockers les plus écoutés par le jeune Zappa n’ont-ils pas été les noirs ?) à laquelle s’ajoute les stridences free. Reste chez Zappa cette inclination pour le symphonique, un désir tenace d’écrire des oeuvres pour grand orchestre, de s’exprimer à travers l’énorme machinerie. Les difficultés matérielles pour réunir les conditions nécessaires en ont jusqu’à présent empêché toutes réalisations nécessaires. Cependant « Lumpy Gravy » avec Abnuceals Emuukha Electric Symphony Orchestra and Chorus with may be even some of the Mothers of Invention, font déjà appel à des résonances symphoniques.

es rêves secrets, des mélodies, un désir d’immensité pour satisfaire celui qui partage de plus en plus son action musicale en deux parties, qui trouve son équilibre entre ces deux voies : le travail de compositeur, d’arrangeur, qui permet de traduire les idées les plus folks, qui est un peu une mise en scène des sons et un désir d’élargir le champ des expériences et par là même de renouveler les possibilités de combinaisons sonores. Cela n’élimine pas pour autant ce besoin qu’à Zappa de jouer de la guitare, de ce contact direct avec l’objet musical électrifié qu’il peut faire parler à l’aide de la pédale wah-wah, utilisée dans la totale étendue de ses possibilités variations d’intensité du son, élargissement des sonorités, profondeur des échos.
Après Uncle Meat, Zappa ne sera plus accompagné par les Mothers of Invention dans ses chaudes ivresses, dans cette tentative incessante pour reculer les frontières. « Il a été décidé » de mettre fin à l’expérience : ainsi se dispersent ceux qui ont aidé à tracer la fresque sonore, ceux qui étaient les maillons d’une même chaîne, chacun possédant sa place particulière, chacun apportant à l’ensemble une coloration musicale différente. Ce pouvait être la virtuosité, l’application, la rugosité ou la folie, ou bien le soutien formel indispensable. En effet, cohabitant dans ce déjà grand orchestre, on trouvait aussi bien des musiciens classiques (musique contemporaine) comme Don Preston, organiste, des habitués des séances de studio, artisans sans génie mais qui peuvent se plier avec docilité et efficacité aux audaces techniques les plus démesurées, comme les frères Buzz et Bunk Gardner, enfin les batteurs Art Tripp et Jimmy Carl Black, machines à rythme binaire, lourde frappe, scansion régulière et rigide, et le bassiste-bruiteur et presque pétomane Roy Estrada. Le groupe possédait une sorte d’ « harmonie» physique dans l’étrangeté de chacun : agressivité, laideur outrancière. Seul restera Ian Underwood, qui est devenu depuis le bras droit de Zappa, et qui expérimente au jour le jour les figures sonores de celui qui était — ils le disent trop sévère, trop autoritaire, tendu dans l’exigence d’un continuel dépassement. Ian Underwood est un musicien complet. Par son intelligence musicale, ses possibilités techniques, son goût de la technologie, il pouvait mieux que tout autre tenir ce rôle de musicien expérimentateur, catalyseur des énergies zappiennes. Mais avant cette rupture qui devait pousser Zappa à redéfinir son avenir musical, les expériences et les passages en direct peuvent fournir une douzaine d’albums. A l’époque d’Uncle Meat fut gravé l’illustration extrême d’une démarche : une tentative pour glorifier (parodier ?) l’univers sonore des « acapella » dont les enregistrements sont très rares : bruits d’instruments, coloration instrumentale créée à l’aide des voix. Une musique pour teenagers mais aussi pour voyous, cette jeunesse dont Zappa aime à dire : « Peu importe les vêtements qu’ils portent, la majeure partie des jeunes Américains continue à penser comme leurs parents, adoptant les vieux préjugés et les vieilles stupidités sous un travestissement différent, et leur donnant un emballage à leur niveau. Bien sûr, il y a eu quelques changements véritables dans l’attitude de certains de ces jeunes, mais pas assez ». , Cet album, c’est Ruben and the jets. On lit sur la pochette : « Est-ce là les Mothers of Invention qui enregistrent sous un nom différent, dans une dernière tentative désespérée pour que leur musique abrupte passe à la radio ? »  Illustration musicale des années cinquante, ironie au second degré de la banalité, des complaintes sonores, des notes plates, qui véhiculent toute une idéologie pour cartes postales et amoureux boutonneux.
« Rubens avait trois chiens. Benny, Baby et Martha » une peinture féroce de la pauvreté et de la mélasse radiodiffusée, mais en même temps la défense et l’illustration de ce genre musical aujourd’hui méprisé et tourné en ridicule par ceux-là même qui lui doivent tout, ce qui est un peu le « camp » du monde pop.
Ainsi s’ouvrait la deuxième grande période des aventures d’une musique : celle qui reprend vie à travers une nouvelle maison de disques, Straight, les nouvelles mamans de l’invention, de nouvelles expériences cinématographiques.

’affirmant, Zappa a besoin de contrôler totalement les multiples accouplements qu’il provoque. Sa création personnelle prend le pas sur une création collective assumée par tous les participants. L’oeuvre éclate vers une infinité d’objectifs : cinéma, symphonies, maison de production... Première rupture, Frank Zappa se sépare de ses vieilles Mothers. Pour cerner les appels du monde extérieur, pour assimiler les obsessions et les angoisses, Frank Zappa doit se libérer d’eux et devenir totalement responsable de l’oeuvre. Son emprise sur les musiciens s’accentue. C’est la fin d’un énorme malentendu : le désamorçage de l’oeuvre par ceux qui la rangent avec bonne conscience dans la catégorie satire-humour-chansonnier et ne voient pas le potentiel explosif de cette série de propositions zappiennes : cette intégration des découvertes électro-acoustiques, des arrangements symphoniques dans la musique populaire américaine blanche et qui connaît son apogée avec Spike Jones (musique jazzy où interviennent les bruits divers, incongrus qui détruisent l’harmonie).
A cette croisée, Zappa se devait de trouver de nouveaux chemins, d’opérer une certaine redéfinition de sa démarche. La composition et l’arrangement doivent tout intégrer : les sens en éveil qui rencontrent notre nuit intérieure, le monde des fanfares, les histoires à double sens de notre enfance, l’univers des rêves et des hallucinations quotidiennes. Une radicalisation d’un moment musical qui portera en lui les débris de notre conscience. Il ne s’agit pas d’une opération clinique, de collages artificiels mais d’un accouchement de la mémoire qui se souvient et se raconte tous les bruits d’une histoire qui est la nôtre, faisceaux de flash-back emmêlés. C’est aussi l’unification des impuretés vers une pureté supérieure, celle qui englobe toutes les petites musiques, ce « naturel » musical dans lequel baigne notre sensibilité en désordre — ballades grandiloquentes, sentimentalité, mièvrerie — leur fait rejoindre toutes les réminiscences pré contemporaines — Stravinsky, Varèse —, l’appropriation de tout un univers qui vient se fondre dans le blues et surtout la violence, cet état permanent de la création. C’est une violence singulière à l’intérieur d’une musique qui devient partie permanente du système: une pop musique en effet enfermée dans son conformisme, son code, ses hiérarchies, qui semble s’effrayer maintenant de sa bâtardise et veut se donner une bonne conscience musicale.
Hot Rats est le premier exemple de cette nouvelle production. Ce n’est plus un disque des Mothers, mais un disque de Frank Zappa: une sorte de super-session qu’il dirige. Le disque est d’une structure moins complexe et la recherche harmonique se tourne vers l’efficacité : l’album sera une des meilleures ventes en Angleterre. Les amis participent à la séance, Ian Underwood l’indispensable, Captain Beefheart and « his magic voice ». Le Zappa guitariste interprète prend plus d’extension, expose les thèmes, fait évoluer l’improvisation et s’affirme virtuose de la pédale Wah-wah.

our mieux contrôler ses investigations harmoniques et donner une assise plus large à son entreprise musicale , Zappa va créer Straight, sa propre marque de disques. Cela lui vaut de multiples critiques. Après l’avoir défini et admiré comme le dénonciateur de la société américaine, on le condamne comme un homme installé dans le système. L’obliger à se spécialiser dans l’engagement politique, c’est sacrifier la révolution sonore qu’il provoque dans les structures mentales d’une jeune génération. Confiner Zappa à une esthétique de style réalisme socialiste, c’est refuser de prendre conscience de la spécificité américaine : un peuple qui ne possède aucune tradition politique, un régime capitaliste qui utilise de savantes ruses tactiques et possède un système habile de soupapes de sécurité (pop, hippies, etc.). Les puristes orthodoxes, ou les « libres penseurs objectifs petits bourgeois », confondent hippisme, culte du refus de l’argent et lutte de l’artiste pour sa survie dans un système oppresseur qui écrase ou qui récupère. Même lorsqu’on refuse d’assumer une vocation d’artiste bourgeois, on ne doit pas pour cela se condamner à ne plus créer en sacrifiant à une illusoire pureté. Il faut se faire payer : c’est une manière de rendre coup pour coup à l’ordre établi. Ce que gagne alors l’artiste n’est qu’anecdote tant qu’il oeuvrera dans une société capitaliste. Seule nous concerne l’action musicale, ses buts et ses résultats.
Si une jeunesse prend conscience, confusément, des réalités politiques, Zappa en est le porte-parole poético-dadaîste. Il redéfinit l’univers mental des sons, des mots, leur valeur et leur vocation, il retourne les gadgets techniques contre la technocratie. En créant sa propre marque, Zappa veut apporter par sa production une série de témoignages sur le monde d’aliénation, de folie et de perversion qu’engendre une société impérialiste : il laisse s’exprimer les témoins-victimes de la civilisation du hamburger, des badges et du coca-cola.
Il s’agit d’un « art brut » , de témoignages sonores libérés, une poésie primaire de mots, une folie inconsciente qui se déverse, flot ininterrompu dramatico-comique d’une grandeur tragique, rupture des digues de l’inconscient, langage débridé ou caricature déformé-déformante d’une « réalité de la rue ». Cela peut être WiId Man Fisher, des groupies collectionneuses de mâles, super-stars qui chantent « together », Alice Cooper et ses freacks, leur exhibitionnisme violent, leur dandysme décadent, travestis au visage d’une beauté perverse et violente. Et puis les amis qui peuvent concrétiser leurs propres musiques intérieures, Jeff Simmons, Captain Beefheart, Ian Underwood, etc. Tim Buckley, poète sublime à la douceur âpre et incantatoire.
Autre album : Burnt weeny sandwich. Lors de sa séparation d’avec les Mothers, Zappa annonçait la sortie échelonnée d’une douzaine d’albums. Un matériel enregistré lors des six années d’aventures communes et qui n’avait pas encore été exploité : « des bandes pour des albums qu’il éditera dans cinq ou dix ans quand ils auront plus d’importance historique ». Il lui est impossible de la faire actuellement, toujours pour des raisons matérielles, et pour éviter l’engorgement du marché.
Burnt weeny Sandwich comme Weasels ripped my flesh est un échantillonnage des éléments sonores qui figurent sur toutes ses bandes. Il ne s’agit pas d’une simple succession de morceaux mis bout à bout mais d’un choix cohérent qui fait alterner habilement chaque instant pour créer une somme.

ans Weasels ripped my flesh, on retrouve les Mothers of invention au grand complet, avec en supplément le violoniste Don Sugar Cane Harris. Cette unification parfaite vers une autre dimension zappienne d’éléments disparates donne ici son plus extraordinaire exemple. C’est un peu une rencontre unique de l’univers de Varèse ou de Ligeti avec ceux de Dolphy et Coltrane dans le champ musical sériel : frottements et tintements, bandes inversées viennent se fondre dans l’esthétique du cri saxophonique ou des hurlements wah-wah.
Zappa a deux grandes passions solidaires l’une de l’autre, le cinéma et l’oeuvre pour orchestre symphonique. C’est dans ces domaines que doit s’exercer sa vocation de compositeur arrangeur « classique », et qu’il pourra enfin peindre de vastes fresques sonores. Tout ce qui jusqu’à présent restait émietté pourra enfin trouver une dimension totale : un univers mental en folie recréé par cent musiciens. La suite Two hundred motels est le premier essai du genre. Elle fut dirigée par le grand chef d’orchestre de Los Angeles Zubin Mehta. Zappa espérait pouvoir la redonner en Angleterre ou en Hollande. Seuls des extraits en ont été joués à Londres. Il s’agit de la vie d’un musicien en tournée (notamment la recherche, la poursuite et la capture d’une groupie). Un mélange superbement comique et légèrement obscène de rock, d’harmonies malmenées et de passages « hautement camp ». Un gros bonhomme, Mark Volman, « the fat turtle », joue le rôle de la groupie.
« J’ai commencé à écrire la musique de cette oeuvre il y a trois ans. Elle se compose de sketches écrits dans des chambres d’hôtel pendant une tournée en 1967. Le film durera de deux heures trente à trois heures », précise Zappa. Quatre-vingt-dix à cent quinze musiciens auxquels se joindront trente choristes participeront à la séance d’enregistrement qui pourrait donner un ensemble de quatre disques. Les investissements nécessaires entravent la progression de ces expériences. Ainsi pour Uncle meat : « J’ai monté quarante minutes du film, mais à ce moment-là les gens qui le finançaient ont repris leur argent. Je n’avais pas assez de moyens financiers pour le terminer. Peut-être un jour finirai-je, mais je ne l’utiliserai pas pour Two hundreds Motels ». Des moyens que Stockausen ou Xenakis possèdent mais que l’on refuse à celui que l’on ne veut considérer que comme un fantaisiste paraphraseur.
 
outes les actions créatrices que Zappa essaie de mener de front avec la même audace pour les rendre solidaires participent d’un même besoin d’expérimenter dans le règne de l’audiovisuel. L’opposition de l’artiste et de ses besoins d’argent amènera Zappa à reformer les Mothers of invention avec de nouveaux musiciens et à reprendre ainsi le chemin des festivals ou des salles de concert : l’argent des cachets sera investi dans tous les projets grandioses en cours d’élaboration.
George Duke (piano-orgue), que lui fit connaître Jean-Luc Ponty lors de l’enregistrement de King Kong, le bassiste Jeff Simmons, le batteur Aynsley Dunbar et les ex-turtles Mark Volman et Howard Kaylan ont été sélectionnés pour partager la nouvelle expérience zappienne. Une réunion de musiciens qui se comprennent, qui mettent leur technique au service de l’illustration des thèmes zappiens.
Zappa définit ainsi sa nouvelle manière de travailler à Steve Peacock (Sounds). J’exerce toujours un contrôle sur le matériel musical des Mothers, mais je leur laisse la possibilité d’y contribuer en apportant leurs idées propres. Première phase, ils apprennent leur partition. Dans un deuxième temps se pose la question de l’« expression » des notes. Ils les exécutent à leur manière. Si cela correspond à ma conception originale du son à donner au morceau je n’interviens pas. Mais si je n’aime pas leur façon de l’exécuter, je leur demande de changer. C’est comme lorsqu’on conduit un orchestre. Certains éléments doivent être étudiés avec beaucoup de soin, d’autres sont entièrement laissés au hasard et peuvent être transformés à tout moment.
Le dernier en date des albums de Frank Zappa, Chunga’s Revenge semble souffrir de la perte de la dimension caricaturale... La rigueur est toujours présente, entourée pourtant d’une certaine démesure et surtout d’une cohérence des climats sonores, ce découpage de l’espace et du temps des enregistrements, ces compositions qui sont la marque d’un musicien qui atteint la pleine possession de son talent. Chunga’s Revenge était à l’origine conçu comme une suite de l’album Hot Rats. « Au milieu de la production de ce disque j’ai réuni les nouveaux Mothers. Je les ai fait jouer dans ce nouvel album pour utiliser au maximum l’argent de la session », précise Zappa.
Il ajoutera à propos de cette nouvelle formation (interview à Melody Maker) : « La forme de cet orchestre peut paraître conventionnelle, mais le matériel musical est toujours aussi complexe. Le rythme est plus marqué, mais ce qu’il y avait de plus faible dans l’ancien groupe, c’était la section rythmique. Les textes des chansons étaient en outre écrasés par les instruments. Les nouveaux chanteurs ont des voix qui percent la masse sonore et font passer les textes. »
Zappa veut définir de nouveaux chemins de la perception. Il s’inscrit en marge du mouvement pop, tout en étant une illustration de ce triomphe des autodidactes qui caractérise le pop. Inconsciemment Zappa rejoint Dada, Artaud et illustre leur monde. Lewis Carroll — l’absurde — anime l’oeuvre, le pop- art — interdit d’être aveugle : sauf peut-être les yeux crevés et la cervelle éclatée. Alors c’est sans espoir.


Texte : Paul Inconnu
Dernière parution : Actuel, Nos 3 & 4, décembre 1970, janvier 1971.