« t maintenant ladies and gentlemen, je laisse la parole à un artiste — entrepreneur selon notre coeur, et qui se bat contre une autre forme d’apartheid : la censure que veut imposer à notre industrie un groupe d’excitées de la Majorité Morale».
Silverman, patron du label Tommy Boy et maître de cérémonie de la séance d’ouverture du séminaire, invite d’un geste Frank Zappa à venir sur le podium. Costume noir, comme sa moustache et ses cheveux courts, il agite une grande enveloppe blanche pour faire cesser les applaudissements.
« e que ces femelles esseulées et aux pensées troubles veulent faire, équivaut à traiter les pellicules par la décapitation ! » On applaudit la formule d’autant qu’il l’a balancée devant le Congrès le 19 septembre en défendant le droit, pour le groupe W.A.S.P., d’écrire, d’enregistrer et de vendre autant d’exemplaires que possible d’un titre qui dit a peu près ceci:
«’ai des photos de femmes nues sur mon lit. Des idées suintent dans ma tête. Je gémis en chaleur. Je baise comme une bête. » Pas évident même pour le père des Mothers of Inventions (« of Inventions » ayant d’ailleurs été rajouté par la maison de disques de l’époque qui  craignait déjà la réaction des mamans américaines !). Mais vital puis qu’il est évident que ce n’est pas après les hard-rockers, au public aujourd’hui marginal, que les « femmes de Washington » en ont. La ségrégation systématique basée sur l’interprétation des paroles via
un sticker d’avertissement vise des auteurs autrement corrosifs et dangereux en termes d’impacte sur le public.
«e vais vous lire la lettre qu’envoie l’Association de parents (le PMRC) en accord avec l’Association des parents et enseignants (PTA) et la Coalition nationale contre là violence à la télévision (NCTV). Vous verrez, c’est drôle... Il prononce «drôle » comme Vincent Price dirait « il est minuit » dans son caveau.

« i vous poursuivez le même but que nous et tenez à protéger vos enfants contre le porno rock:
1) poussez vos radios et télévisions locales, de ne pas diffuser des chansons aux paroles répréhensibles ou des vidéos aux images inadmissibles. »
Zappa  joue des mots « répréhensibles » et « inadmissibles » avec les trémolos qu’il faut pour que l’auditoire se saisisse bien du danger de termes aussi subjectifs.
2) faites pression sur les sponsors des émissions qui programment les ordures en question. Si vous avez des reproches à formuler aux chaînes câblées, et plus spécifiquement à  MTV (rires !), écrivez à leurs présidents.
3) écrivez aussi au président du  RIAA (l’Association américaine de l’industrie du disque, l’équivalent de notre Syndicat national de l’édition phonographique et audiovisuelle) qui représente 85% de l’industrie, pour protester contre un album ou sa pochette.
4) envoyez des doubles de vos lettres à votre sénateur, aux diffuseurs nationaux, aux journaux.
5) bien que nous fassions référence au rock, nous savons que la violence et la sexualité pervertissent tous les secteurs de notre société. Nous vous demandons, en tant que citoyens responsables, de faire valoir vos objections maintenant. »

appa laisse passer un ange: « Post scriptum, si vous souhaitez faire un don, déductible de vos impôts...»

« l y a deux bonnes raisons pour ne pas vous organiser, préconise le conférencier. D’abord cela prend trop de temps. Ensuite, une organisation est une cible précise. Si vous n’êtes pas d’accord avec ces attardées mentales, écrivez aux mêmes gens, exercez les mêmes pressions mais avec les arguments contraires. Si vous avez moins de dix-huit ans, vous pouvez écrire ou téléphoner à votre sénateur et si vous avez plus de dix-huit ans, faites lui savoir que « vous votez comme une bête »

a référence à la chanson de W.A.S.P. fait rire les séminaristes, d’autant que pour parodier la femme du sénateur Gore qui avait épelé « F.U.C.K. » (baiser) devant le Congrès de peur de salir la bouche en le prononçant, Zappa a épelé « V.O.T.E. ». Mais, la bataille est engagée pour de bon. Les cibles ont déjà changé. Michael Jackson, Madonna, et même « Brooce », le propret, sont menacés maintenant. Il ne s’agit plus d’une demi-douzaine de femmes au foyer dont les maris sont sénateurs ou hommes d’affaires influents mais, comme le révélera Dave Marsh dans une enquête qui sortira demain dans le Village Voice, ce sont les femmes de sénateurs déjà que Tipper Gore, la prude, et Susan Baker, la femme du secrétaire au Trésor James Baker, guident au nom de la Majorité Morale. « Quand les maris de ces femmes ont été surpris avec leurs secrétaires mineures, avons-nous condamné tout te Congrès ?», interroge Zappa; «Non, nous n’avons pas !» répond la salle très british.
La bataille est engagée et déjà les rats quittent le navire. Le président du RIAA tente de composer avec les PRMC en acceptant de discuter le principe du sticker. Des chaînes de distribution ont déjà annoncé leur intention de ne plus exposer à la vente les produits douteux. Certains promoteurs de concerts ont fait part de leur volonté de ne plus engager les groupes qui représentent un danger pour la santé morale de la jeunesse. D’autres personnalités du show-biz ont manifesté publiquement leur désaccord comme David Geffen, président des disques Geffen, qui a promis: « il faudra qu’ils passent une loi pour m’obliger à coller des stickers d’avertissements sur les disques !» Ou les programmateurs des chaînes musicales qui, disent-ils, exercent déjà leur propre censure. Mais le message des sénateurs du Congrès est clair: « Que le show-biz résolve ce problème, autrement c’est nous qui nous en occuperons ! » De là à une liste noire volontairement, établie par l’establishment biz, il n’y a qu’un pas.
« e à quoi ces bonnes femmes font référence, reprend Zappa, représente un pourcentage infime de la production de disques. Ou alors je n‘ai pas bien compris le but qu‘elles poursuivent ? Ce n‘est même pas la queue du chien qu’elles veulent attraper, mais la mouche qui est posée dessus ! Il y a plusieurs alternatives pour les parents qui veulent éviter à leurs enfants l’influence pernicieuse du rock.

    1 — Leur interdire d’acheter des disques.
    2 — Ne les autoriser à acheter que des disques de smurf.
    3 — Les obliger à acheter des disques instrumentaux.
    4 — Se débarrasser des postes de télévision et des chaînes hi-fi.
    5 — Demander au Congrès de passer une loi concernant l’âge légal à partir duquel une     personne peut aller au concert ! »

« ous sommes tous conscients que le but induit de toute cette campagne est de remettre le rock à sa place et de conserver une jeunesse aussi passive et imbécile que possible. C’est ainsi que l’on fabrique des suffrages. » Enfin, pour mieux illustrer à quel point la campagne en cours est dangereuse. Zappa le marginal lit à haute et intelligible voix le 1er amendement de la Constitution américaine qui garantit au citoyen le droit de se réunir (donc d’aller aux concerts et le droit d’expression (donc, de faire des disques). Séminaristes en délire et prêts à tous les voeux.

Texte : Lionel ROTCAGE
Parution : Libération du 01/10/1985