
otterdam
est une
ville froide et neuve, avec des tramways
et des vélos partout. Le stade Ahoy (ou quelque chose comme
ça), se situe au
milieu des autoroutes et des terrains vagues. Construit au
départ pour les
courses de vélos, il lui arrive parfois d’abriter des
activités sensiblement
moins sportives.
 e
27 novembre y était prévu
par exemple un concert de Frank
Zappa et des Mothers. Vers huit heures, vingt mille personnes s’y
entassaient
donc allégrement, sans bousculade, ni police. L’habituelle
tension pré concert
n’existe pas en Hollande.
a jeunesse y est nombreuse,
et elle
bénéficie de statuts
bien précis que personne ne songe à violer. C’est sans
doute ce qui fait du
public hollandais un public très recherché. En tout cas,
Zappa l’aime bien. Il
y a environ un an, Zappa se produisait à Paris : le Gaumont
était à moitié
vide, et les applaudissements presque inaudibles. Cette année,
bon bougre,
Zappa revient. Toutes les places sont vendues quinze jours à
l’avance. Ça veut
dire qu’entre temps il s’est passé quelque chose, et ce quelque
chose c’est 200
Motels «, documentaire surréaliste, reportage
d’événements réels, qui servit
ensuite de base à l’extrapolation. Les
Mothers savent-ils pour qui ils jouent ? Il suffit d’assister à
un de leurs
concerts pour être fixé. Zappa sait mieux que personne
qu’il y a dans la salle
des gens venus par snobisme
ou curiosité des gens qui essayeront
à la sortie de
convaincre leur entourage et eux-mêmes. Zappa fait une musique
qu’on ne
comprend pas forcément et il le sait. Il sait aussi que celui
qui ne comprend
pas se sent tout bête en face de celui qui comprend, et que cet
état de fait
fausse les rapports avec la musique. Zappa n’est pas celui qui, sachant
cela,
se contente de jouer pour lui et d’ignorer cet insoluble
problème. Bien que
l’intensité des applaudissements l’indiffère, il est le
premier à se sentir
concerné par l’incommunicabilité dont, après tout,
il est responsable. Son
effort (car il en produit un) ne se situe pas au niveau d’un concert.
Une prest
tion comme celle de Rotterdam n’est pour lui que le minuscule maillon
d’une
chaîne sur laquelle il tire depuis des années. Zappa ne
s’intéresse pas à un
ensemble de salles : il s’attaque au monde entier. Je pense que c’est
une des
principales raisons qui l’ont poussé vers le cinéma,
moyen de communication
idéal sur une grande échelle. Une oeuvre n’est parfaite
que si « la
masse » l’accepte, et chaque tournée est une croisade
dont il pourrait
très bien se passer. Zappa, à Rotterdam, m’a
semblé dépourvu d’enthousiasme,
mais aussi de naïveté, Il répète les
tournées inlassablement, confiant et
obstiné. Ça prendra le temps nécessaire, mais il
est patient et réfractaire aux
expédients. Il lui aurait été très facile
de faire en 1964 un «Freak out» un peu
plus abordable, assurant ainsi une ascension plus rapide. Mais admettez
qu’il
doit être désolant d’être célèbre pour
une chose qu’on n’aime pas... Zappa peut
parler de «Freak out» sans rougir jusqu’aux oreilles, ainsi
que de tous ses
autres albums, dont il est à cent pour cent responsable.
 e
que les Mothers représentent dans
l’esprit de leur leader
n’a rien à voir avec ce que pourraient être des musiciens
vis-à-vis d’un leader
normal. D’abord parce que Zappa n’est pas un leader normal, ensuite
parce que les
Mothers ne sont pas non plus très représentatifs de ce
que l’on appelle des
musiciens de rock. Les Mothers sont l’exutoire du cerveau de Zappa.
L’exutoire
et l’instrument. Un musicien normal travaille dans le but de se
distinguer,
d’acquérir sa valeur propre qui lui permettra de dépasser
le stade du « bon
Instrumentiste ». Chez les Mothers, c’est tout le contraire leur
tâche consiste
à « exécuter » Zappa. Il va de soi que
ce rôle n’est pas à la portée du premier
musicien de studio venu. S’arrêter au moindre signe de la main
est une chose,
avoir le talent d’un Mark Volman en est une autre. Bien sûr,
Zappa est une
sorte de tyran. Oui d’autre qu’un tyran pourrait obtenir des breaks
aussi
parfaits et inattendus de quatre musiciens et deux chanteurs ?
Rotterdam, Zappa
n’avait pas l’air
d’excellente humeur. Probablement
la répétition n’avait-elle pas apporté toute la
satisfaction voulue. Comme dans
tous les groupes, certains soirs sont plus durs que d’autres. On peut
décider d’une
musique équilibrée entre l’humour et le rock sans pour
cela être de bonne
humeur sur commande tous les soirs. Le fait est que ce soir-là,
Zappa semblait
souffrir d’un peu de routine. Seules les modifications de textes
apportées par
Kaylan parvinrent à lui arracher quelques éclats de rire.
C’est dans de telles
circonstances qu’on s’aperçoit que Zappa est un guitariste, un
vrai de vrai,
avant d’être auteur-metteur en scène du délire
Mothers. Les quelques soli qu’il
exécuta, les yeux fixés dans le vide furent visiblement,
pour lui, les meilleurs
moments du concert.
l
est temps de rappeler la composition du
groupe. Mark
Volman et Howard Kaylan chantent. lan Underwood joue du sax, du piano
et de l’orgue.
Aynsley Dunbar joue de la batterie (de mieux en mieux) et Don Preston,
survivant des anciens Mothers, joue du moog. Mark Volman est en tout
point
hilarant. Son rôle l’y oblige, d’accord, mais son physique s’y
prête, et son
talent l’y autorise.
Texte
de : Pierre Jahiel.
Parution : Best N°46 de janvier 1972
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